Articles sur l'Anthropocène

Des articles de fond sur l'Anthropocène

Sommes-nous trop nombreux sur Terre ? Partie 2 : Industrialocène

Henri Cuny - 20/04/2025

L'idéologie de la croissance économique et le modèle thermo-industriel nous mènent dans le mur

Industrialocène : Raffinerie des Flandres dans la périphérie de Dunkerque (nord de la France)
Industrialocène : Raffinerie des Flandres dans la périphérie de Dunkerque (nord de la France)

Raffinerie des Flandres à Mardyck dans la périphérie de Dunkerque (nord de la France). Source : Par Rádics Gergely, CC BY 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=51168596.

Nous avons mis en évidence dans le précédent article une coïncidence troublante entre la soudaine croissance démographique du 20e siècle et l’augmentation brutale de l’altération de la surface terrestre. Une coïncidence qui amène naturellement à s’interroger : finalement, le problème majeur et la cause principale de l’Anthropocène ne sont-ils pas à aller chercher dans une certaine surpopulation humaine ?

Cependant, une coïncidence ne constitue pas une preuve de causalité. Aborder l’humanité comme un bloc uni laisse effectivement supposer une causalité claire entre l’augmentation de la taille de la population et l’aggravation de la dégradation environnementale. Dans cet article, nous allons voir que cette causalité n’est pas si évidente dès lors que l’on divise l’humanité en différentes populations selon le mode de vie, et que l’on cherche à attribuer des responsabilités différenciées à chacune de ces populations dans la crise écologique.

L’altération de l’environnement est liée au niveau de production-consommation…

Il est aisé de mettre en évidence des corrélations presque parfaites entre la taille de la population et le niveau de consommation d’énergie (qu’on peut voir comme un proxy de la consommation de ressources), ainsi qu’entre la taille de la population et le niveau d’émission de CO2 (qu’on peut voir comme un proxy de l’émission de déchets).

Concrètement, la taille de la population mondiale a connu une hausse sans précédent entre 1850 et aujourd'hui, qui s’est accompagnée d’une élévation brutale de l’altération de la surface terrestre. Cependant, si le nombre d’humains a été multiplié par 8, en parallèle la consommation d'énergie a été multipliée par plus de 30 [1] et le produit intérieur brut (PIB, qu’on peut voir comme un proxy du niveau de production/consommation par habitant) par plus de 100 [2] ! Ce qui veut dire que nous sommes certes de plus en plus nombreux, mais aussi que chacun d’entre nous tend à consommer beaucoup plus de ressources.

Il existe ainsi de très fortes corrélations entre le PIB par habitant (qu’on peut voir comme un proxy du niveau de production-consommation de chacun) et la consommation d’énergie ou les émissions de CO2.

Corrélation entre le PIB par habitant, la consommation d'énergie et les émissions de GES
Corrélation entre le PIB par habitant, la consommation d'énergie et les émissions de GES

Figure 1 : Corrélation entre le PIB par habitant et la consommation d'énergie primaire (à gauche), et entre le PIB par habitant et les émissions de gaz à effet de serre (GES ; à droite) entre 1850 et 2022. Source des données : Our World In Data pour le PIB par habitant (https://ourworldindata.org/economic-growth) [2], la consommation d'énergie (https://ourworldindata.org/energy) [3] et les émissions de GES (https://ourworldindata.org/co2-and-greenhouse-gas-emissions) [4] .

Carte mondiale du PIB par habitant et par pays
Carte mondiale du PIB par habitant et par pays

Figure 3 : Carte mondiale de la consommation d’énergie par habitant et par pays en 2023. Les pays d’Afrique consomment dans l’ensemble beaucoup moins d’énergie que les pays occidentaux par exemple. Source : Modifié depuis Our World In Data (https://ourworldindata.org/energy) [3].

Figure 4 : Carte mondiale des émissions de CO2 dues aux énergies fossiles et à l’industrie (sans le changement d’usage des terres) par habitant et par pays en 2023. Les pays d’Afrique émettent dans l’ensemble beaucoup moins de CO2 que les pays occidentaux par exemple. Source : Modifié depuis Our World In Data (https://ourworldindata.org/co2-and-greenhouse-gas-emissions) [4].

Nous pouvons conclure de cette hétérogénéité qu’il existe des responsabilités différenciées dans la dégradation de la biosphère et qu’il n’est pas raisonnable de mettre dans un même panier des populations contribuant de manière si différente à la catastrophe.

Par exemple, en matière d’énergie, un Américain, un Australien ou un Canadien consomme environ deux fois plus qu’un Français, un Italien ou un Espagnol, qui consomme lui-même en moyenne 30 fois plus qu’un Éthiopien ou un Malien [3] ! Des tendances miroirs sont observées pour les émissions de CO2 [4], ce qui est parfaitement logique compte tenu du lien étroit entre consommation d’énergie et émissions de CO2.

Clairement, les habitants des pays dits "en voie de développement" ou "pauvres" ont donc une responsabilité bien inférieure aux habitants des pays “industrialisés”dans la catastrophe environnementale. Ne parlons même pas de ces millions de gens qui font partie de ce qu’on appelle les "peuples autochtones" et qui ont une responsabilité dérisoire voire nulle.

Un exemple souvent repris est de dire que si tout le monde vivait comme un américain, cinq planètes Terre seraient nécessaires (calcul réalisé en repartant du décrié jour du dépassement) . Le mode de vie Américain n’est pas négociable ? Il est surtout non pérenne, non généralisable et constitue un crachat égoïste à la face des milliards de personnes qui doivent en subir les conséquences.

Le niveau de production-consommation varie cependant de manière considérable au sein même des pays. Les riches tendent ainsi clairement à avoir une empreinte environnementale à la (dé)mesure de leur richesse, comme le montre leur contribution totalement disproportionnée à l’altération de l’environnement [5]. Un Américain riche a donc une responsabilité bien plus grande dans la catastrophe environnementale qu’un Américain pauvre, mais les Américains ont en moyenne une responsabilité bien plus importante que les Indiens.

Carte mondiale des émissions de CO2 liées aux énergies fossiles par habitant et par pays
Carte mondiale des émissions de CO2 liées aux énergies fossiles par habitant et par pays

En couplant les deux variables (taille de la population et PIB par habitant), la causalité s’éclaircit : nous sommes de plus en plus nombreux, et chacun tend en moyenne à consommer beaucoup plus de ressources et à émettre plus de déchets que ses ancêtres ; il est donc tout à fait logique que l’altération de l’environnement s’accroisse brutalement.

… qui n’est pas du tout le même selon les pays (et au sein des pays)

Ci-dessus, nous avons approfondi le lien entre la taille de la population et le niveau de dégradation environnementale en ajoutant une composante “niveau de production-consommation”, mais en continuant de traiter l’humanité comme un bloc uni. Or, un regard plus détaillé permet de rapidement voir que le PIB par habitant est très hétérogène entre les pays (Figure 2).

De la même façon, la consommation d’énergie (Figure 3) et les émissions de CO2 (Figure 4) par habitant varient fortement d’un pays à l’autre.

Carte mondiale de la consommation d'énergie par habitant et par pays
Carte mondiale de la consommation d'énergie par habitant et par pays

Figure 2 : Carte mondiale du PIB par habitant et par pays en 2023. Le PIB par habitant est très hétérogène selon les pays mais tend à être maximal dans les pays occidentaux (Amérique du Nord, Europe, Australie, Corée du Sud, …) et minimal dans les pays d’Afrique. Source : Modifié depuis Our World In Data (https://ourworldindata.org/grapher/gdp-per-capita-worldbank) [2].

Un problème primordial de vision du progrès et de mode de vie

D’une manière générale, le mode de vie partagé par l’ensemble des humains adeptes de la croissance économique, qui suppose de produire toujours plus, rend impossible la conciliation d’une forte densité de population et d’une préservation de l’habitabilité planétaire. Car il s’agit d’un mode de vie prédateur, la croissance de l’activité économique supposant de consommer toujours plus de ressources et d’émettre toujours plus de déchets.

Ce modèle de développement est lui-même soutenu par un mythe, qui est celui de la croissance économique. Ce mythe prétend que la hausse constante de la production et de la consommation est garante du bien-être et du bonheur du plus grand nombre. Et la mise en œuvre de ce mythe passe par l’industrialisation, qui permet d’augmenter la productivité et rend possible la société de consommation. Cette industrialisation est elle-même assise sur l’exploitation… industrielle des ressources fossiles, ce que décrit l’expression "civilisation thermo-industrielle".

Le mythe de la croissance économique et le système industriel associé sont évidemment prégnants dans le système capitaliste, dont le principe premier est l’accumulation, mais se retrouvent aussi dans son système meilleur-ennemi, le communisme, qui faisait de la hausse de la production un objectif central.

Le terme "Industrialocène" me semble ainsi plus approprié que le terme "Capitalocène" pour décrire la cause principale (à savoir la croissance de la production-consommation par l’industrialisation) des tendances récentes caractéristiques de l’Anthropocène, en permettant de ne plus faire l’autruche quant aux ravages environnementaux du communisme, même s’il ne résout pas le problème des impacts parfois majeurs antérieurs au développement de l’industrie.

Pour revenir à la question initiale, "sommes-nous trop nombreux sur Terre ?", il est donc clair que ce n’est pas tant le nombre d’humains que le mode de vie d’une partie des humains qui nous entraîne vers l'abîme.

Il est même tentant de renverser la conception initiale et de voir la croissance démographique non pas comme la cause de la catastrophe environnementale, mais comme la conséquence d’une idéologie (la croissance du PIB comme seul horizon) et du système productiviste associé (Figure 5).

Une idéologie et un système qui s’étendent inexorablement, en raison d’un imaginaire tout-puissant vantant leur supériorité et visant à coloniser les consciences, d’initiatives brutales ou plus insidieuses pour imposer ce modèle, ou encore de l’addiction bien réelle des populations au confort qui en résulte. Dans de nombreux pays “en voie de développement” (Inde, Chine, Indonésie, Brésil, Chili, …), la croissance démographique s’accompagne d’une forte élévation du niveau de production-consommation, comme le montre par exemple l’augmentation de la consommation d’énergie par habitant (Figure 6).

Schémas du lien entre croissance démographique, croissance économique et crise écologique
Schémas du lien entre croissance démographique, croissance économique et crise écologique

Figure 5 : Modèle faisant de la croissance démographique la cause de l’augmentation de l’altération environnementale (à gauche) vs. modèle faisant de la croissance démographique la conséquence de l'idéologie de la croissance économique et du système thermo-industriel productiviste associé (à droite). La croissance économique, qui n’a qu’une règle d’or (produire et consommer toujours plus), favorise la croissance démographique tant par la mise en œuvre de politiques incitatrices que par la mise en place d’un système industriel permettant de produire toujours plus, la croissance démographique favorisant en retour la croissance économique par l’arrivée de nouveaux consommateurs sur le marché.

Évolution de la consommation d'énergie par personne et par an dans des pays en développement
Évolution de la consommation d'énergie par personne et par an dans des pays en développement

Figure 6 : Énergie utilisée par personne entre 1965 et 2023 pour certains pays dits "en voie de développement". Ces pays sont caractérisés à la fois par une croissance démographique et une élévation du niveau de production-consommation par personne. Le modèle associant croissance économique et industrialisation fait tache d’huile ! Source des données : Our World In Data (https://ourworldindata.org/energy) [3].

Le problème majeur de l’Anthropocène devient alors le suivant : une part croissante d'humains partageant le même horizon du progrès industriel, fait d’une croissance continue du confort matériel, de bâtiments en érection le plus haut possible, d'un dense maillage de routes parcourues par des voitures puissantes, de machines pour remplacer l'humain, de la généralisation du numérique et d’une IA écocidaires [6] ; des meutes avides ayant pour seul horizon l'accumulation de toujours plus de consommables (biens et services, loisirs et distractions de toute sorte) et la préservation de leur sacro-sainte liberté de consommer en toute irresponsabilité.

Diminution de la population ou du niveau de production-consommation ?

Le problème majeur de l’Anthropocène - la partie de la population prenant part à la civilisation thermo-industrielle, qui produit et consomme beaucoup trop - présente deux solutions tranchées : 1) que cette partie dispendieuse baisse drastiquement son niveau de production-consommation, ou 2) qu’elle diminue largement en taille (par pitié, épargnez moi la troisième solution d’un découplage entre la croissance et l’altération environnementale, qui constitue une impasse).

Contrairement à une idée reçue, la réduction de la population des pays dits "riches" (ou "développés" ou "industrialisés") présenterait même une certaine logique même sans considération du mode de vie, car ce sont ces pays qui tendent à avoir les densités de population les plus élevées [7], et non les pays africains pourtant si souvent pointés du doigt en raison de la croissance effectivement particulièrement forte de leur population (Figure 7) !

Carte du taux d'accroissement annuel de la population par pays dans le monde
Carte du taux d'accroissement annuel de la population par pays dans le monde
Carte de la densité de population par pays dans le monde
Carte de la densité de population par pays dans le monde

Figure 7 : Carte mondiale du taux d’accroissement annuel de la population (en haut) et de la densité de population par pays (en bas) en 2023. Si les pays d’Afrique tendent à avoir une croissance démographique importante, la densité de population y reste globalement plus faible que dans certains pays d’Europe ou d’Asie du sud-ouest. Source : Modifié depuis Our World In Data (https://ourworldindata.org/population-growth) [7].

Une bombe à retardement ?

Soyons honnêtes, sortir du mythe mortifère de la croissance économique et du modèle thermo-industriel sous-jacent ne garantira en aucun cas l’établissement d’une économie en harmonie avec les limites planétaires et l’instauration d’une "civilisation écologique". Dans le passé, des modes de vie non fondés sur l’accumulation industrielle ont eu de très forts impacts environnementaux, comme en témoigne la dégradation millénaire de la couverture forestière en France.

Dans certains pays "pauvres", la hausse de la population s’accompagne d’une forte hausse des surfaces agricoles au détriment de la forêt pour subvenir aux besoins alimentaires des nouveaux venus (quand ce n’est pas pour exploiter des ressources pour les pays "développés"). Lorsqu’on inclut les changements d’usage du sol, les émissions de GES par habitant deviennent élevées même dans certains pays d’Afrique, notamment en raison de la déforestation pour l’extension des surfaces agricoles (Figure 8) [4].

Carte des émissions de CO2 par habitant et par pays, avec les changements d'utilisation du sol
Carte des émissions de CO2 par habitant et par pays, avec les changements d'utilisation du sol

Figure 8 : Carte mondiale des émissions de CO2 par habitant et par pays en 2023, avec inclusion des émissions liées aux changements d’utilisation du sol. Lorsque l’on tient compte des émissions liées aux changements d’utilisation du sol (déforestation notamment), même les pays dit “pauvres” tendent à avoir des émissions importantes. Source : Modifié depuis Our World In Data (https://ourworldindata.org/greenhouse-gas-emissions) [4].

Plus de bouches à nourrir, c’est mécaniquement plus de surfaces agricoles nécessaires, de même qu’une augmentation des besoins en énergie, de l’eau utilisée, … Il va donc être très compliqué de réduire notre empreinte environnementale dans un contexte de croissance démographique sans précédent. Mais ce qui est clair, c’est qu’une baisse équitable du niveau de production-consommation et à terme l’abandon du modèle industriel en soutien de la croissance économique sont une condition sine qua non pour aller vers un anthropocène moins destructeur. Dans le cas contraire d’une volonté de poursuite et de généralisation de ce modèle, alors la dynamique récente de la population constitue tout simplement une bombe à retardement.

Références

[1] H. Ritchie, « How have the world’s energy sources changed over the last two centuries? », Our World In Data, 2021. https://ourworldindata.org/global-energy-200-years

[2] M. Roser, B. Rohenkohl, P. Arriagada, J. Hasell, H. Ritchie, et E. Ortiz-Ospina, « Economic Growth », Our World In Data, 2023. https://ourworldindata.org/economic-growth

[3] H. Ritchie, P. Rosado, et M. Roser, « Energy », Our World In Data, 2023. https://ourworldindata.org/energy

[4] H. Ritchie, P. Rosado, et M. Roser, « CO₂ and Greenhouse Gas Emissions », Our World In Data, 2023. https://ourworldindata.org/co2-and-greenhouse-gas-emissions

[5] OXFAM, « Climate equality: A planet for the 99% », 2023. https://www.oxfam.org/en/research/climate-equality-planet-99

[6] F. Lebrun, « Barbarie numérique - Une autre histoire du monde connecté », L’échappée, 2024.

[7] H. Ritchie, L. Rodés-Guirao, E. Mathieu, M. Gerber, E. Ortiz-Ospina, J. Hasell, et M. Roser, « Population Growth », Our World In Data, 2023, https://ourworldindata.org/population-growth

Conclusion

La coïncidence entre la croissance démographique et l’augmentation de l’altération environnementale amène facilement à penser que la taille de la population est le problème majeur et la cause primordiale de l’Anthropocène.

La prise en compte du niveau de production-consommation dans l’équation amène à largement revoir cette interprétation. Il existe en effet une coïncidence très claire entre l’augmentation du niveau de production-consommation et l’augmentation de l’altération environnementale. Or, ce niveau de production-consommation est foncièrement différent entre les différentes populations humaines, ce qui veut dire que ces-dernières portent des responsabilités différenciées dans la catastrophe écologique.

Concrètement, les populations des pays dits “développés” et les individus les plus riches au sein de ces pays portent une responsabilité écrasante au vu de leur contribution disproportionnée à la consommation de ressources et à l’émission de déchets.

C’est finalement l’idéologie de la croissance économique et le système thermo-industriel associé, qui, en faisant de l’accumulation de consommables l’unique horizon collectif désirable et possible, ressortent comme les causes principales de la crise écologique.

Cette idéologie et ce système visant à perdurer et à se généraliser, l’augmentation de la population, en dépit du fait qu’elle soit davantage à percevoir comme une conséquence de la croissance économique et de l’industrialisation que comme une cause du désastre environnemental, constitue une bombe à retardement.

Bien plus qu’un très hypothétique découplage entre croissance et altération de l’environnement, l’avènement d’un Anthropocène moins destructeur passe donc en premier lieu par une redéfinition de notre aspiration collective et un bouleversement total du système économique associé. On commence quand ?

Henri Cuny