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Des articles de fond sur l'Anthropocène

Quel futur pour l'Anthropocène ? - Scénario 1 : le grand découplage

Henri Cuny - 15/08/2024

La croissance illimitée de la production-consommation à portée de main ?

Le constat de l’Anthropocène invite naturellement à une exploration de notre passé pour tenter de comprendre le cheminement (causes et temporalité de l’Anthropocène, que j’ai abordées par exemple ici) qui nous a fait en arriver là.

Il est aussi une invitation à nous interroger sur notre futur : au vu des nombreux indicateurs augmentant de façon fulgurante (nombre d’humains, consommation de ressources, émissions de gaz à effet de serre…), du constat de l’extinction du vivant ou des changements climatiques extrêmement brutaux en cours surgissent naturellement les questions suivantes : que va-t-il advenir de la surface terrestre ? De l’humanité ? De chacun d’entre nous et de nos descendants ?

Je vous propose d’aborder ces questions dans un article en 4 parties. Chacune des 3 premières parties présentera un scénario tranché d’évolution future possible de l’Anthropocène, tandis que la quatrième en proposera une brève synthèse. Dans cette première partie, nous nous focaliserons sur le scénario sur lequel la civilisation thermo-industrielle est en train de tout miser : celui du grand découplage.

Qu'est-ce que le grand découplage ?

Jusqu’à aujourd’hui, il y a eu une très forte corrélation entre le développement humain tel que mesuré par le Produit Intérieur Brut (PIB) et la destruction de l’environnement : l’augmentation du PIB a pour corollaire l’augmentation de l’altération de la surface terrestre, comme le montre sans ambiguïté le tableau de bord de l’Anthropocène [1].

Le grand découplage est l’idée selon laquelle le progrès (enfin, la croissance du PIB, ce qui n’est pas la même chose mais qui est pourtant bien l’indicateur du progrès pour la civilisation thermo-industrielle) pourrait à l’avenir se faire sans nuire à l’habitabilité terrestre.

Représentation théorique du découplage entre la croissance du PIB et l'altération de l'environnement
Représentation théorique du découplage entre la croissance du PIB et l'altération de l'environnement

Figure 1 : Illustration du concept du grand découplage. Jusqu'à aujourd'hui, la croissance du PIB a été étroitement liée (c'est-à-dire couplée) à l'altération de l'habitabilité terrestre. L'idée du grand découplage est de continuer la croissance du PIB mais sans nuire à l'habitabilité terrestre. La clé de ce découplage est à trouver dans les technologies et l'innovation. Le grand découplage est synonyme de croissance verte, transition écologique ou développement durable.

La "baguette magique" permettant de découpler la croissance économique de l’altération de l’environnement est à trouver dans les divinités de l’époque moderne, à savoir les déesses "technologies" et "innovation". Grâce à elles, nous allons inventer de nouvelles façons de produire et de consommer qui seront infiniment plus sobres en ressources (énergie, matière, espace…) et moins polluantes, ouvrant la voie à une croissance illimitée de la production-consommation. La route du bonheur je vous dis !

Le grand découplage est en fait le nouveau nom d’un concept assez ancien mais qui, comme la couleuvre, change de peau lorsque la précédente devient usée : on a ainsi parlé un temps de croissance verte, de développement durable ou de transition écologique, mais tout cela est en fait une seule et même chose et repose sur l’idée d’une croissance du PIB découplée de l’altération de la surface terrestre.

Par la conception d’une technologie toute-puissante ouvrant la voie à un "pilotage du système Terre" et à une croissance illimitée, le grand découplage peut aussi être assimilé à la géo-ingénierie, au techno-solutionnisme, à l’écomodernisme ou au cornucopianisme.

Le scénario sur lequel la civilisation thermo-industrielle a choisi de faire all-in

Le grand découplage ne nécessitant aucune remise en question sérieuse (la croissance du PIB, la science, la technologie et l’innovation comme voies de prospérité et de bonheur pour tous), il est un scénario particulièrement prisé. J’ai vilipendé dans un précédent article en trois parties (partie 1, partie 2 et partie 3) l’écomodernisme, un mouvement qui a le vent en poupe et qui fait du grand découplage un objectif ultime, voyant dans la croissance du PIB le salut de l’humanité et dans le développement technologique la solution fondamentale à la méga-crise écologique d’origine humaine.

Des écomodernistes radicaux comme Jeff Bezos ou Elon Musk croient dur comme fer dans le grand découplage et tentent d’y convertir les masses. Citons aussi des gens comme Emmanuel Macron, Bruno Le Maire ou tant d’autres : tous sont persuadés (du moins le clament-ils) que l’innovation et les technologies vont permettre de bâtir une civilisation écologique dans laquelle la croissance du PIB continuera éternellement et sans altérer l’environnement.

Emmanuel Macron, qui promeut une "écologie à la française" [2], défend en fait une vision de l’écologie d’une banalité affligeante puisque qu’elle est précisément celle commune à toutes les "élites" de la civilisation thermo-industrielle, avec l’idée de faire une "transition écologique" par l'innovation et les technologies, en produisant et en consommant plus. Quand et comment exactement, nul ne peut le dire, mais l’innovation va apporter de nouveaux modes de production et de consommation permettant cet incroyable découplage.

Depuis des années, des politiques nationales ou supranationales ont été lancées avec l’objectif de soutenir le grand découplage. Nous avons déjà évoqué l’écologie à la française, qui est "une écologie qui crée de la valeur économique et qui s'appuie sur une stratégie industrielle" [2]. Citons aussi la Loi de transition énergétique pour la croissance verte, qui mentionne explicitement l’objectif d’atteinte d’une croissance découplée des émissions de carbone [3]. Citons encore Le pacte vert pour l’Europe, qui vise "une économie moderne, efficace dans l’utilisation des ressources et compétitive" pour atteindre "une croissance économique dissociée de l’utilisation des ressources" [4].

Des signes de découplage ?

Nous l’avons évoqué : même s’il change régulièrement d’appellation, le grand découplage n’a rien d’une idée neuve et est déjà présent au cœur de grandes politiques publiques depuis des décennies. Alors, ces efforts portent-ils leurs fruits ? Autrement dit, existe-t-il des éléments concrets qui tendraient à crédibiliser ce scénario ?

Eh bien ne soyons pas de mauvaise foi : oui, il se passe des choses. Par exemple, l’intensité carbone du PIB (quantité de CO2 émise pour produire une unité de PIB) a diminué de plus de 50 % (53 %) entre 1980 et 2022 au niveau mondial.

Intensités carbone et énergétique du PIB et intensité carbone de l'énergie depuis 1980
Intensités carbone et énergétique du PIB et intensité carbone de l'énergie depuis 1980

Figure 2 : Évolution relative de l’intensité carbone du PIB, de l’intensité énergétique du PIB et de l’intensité carbone de l’énergie entre 1980 et 2022 au niveau mondial. Source : Our World In Data [5].

Cela signifie que pour un point de PIB, nous émettons aujourd’hui 53 % de carbone en moins qu’il y a 40 ans. Cela est dû au fait que sur la même période, l’intensité énergétique du PIB (quantité d'énergie pour produire une unité de PIB) et l’intensité carbone de l’énergie (quantité de CO2 émise pour produire une unité d’énergie) ont toutes deux diminué : l’intensité énergétique du PIB a baissé de 47 %, tandis que l’intensité carbone de l’énergie a baissé de 12 % (Figure 1).

Cette diminution est notamment due au recours à des technologies moins émettrices de carbone dans la production énergétique (énergies renouvelables, nucléaire…) et à des technologies plus efficientes dans les processus industriels.

Donc tout va bien, nous sommes sauvés ? L’innovation et la technologie vont bien permettre le grand découplage ? Non ?

Un scénario hautement improbable

Malheureusement, les précédents paragraphes omettent un détail qui n’en est pas un : la finalité ultime de l’activité humaine (enfin, de la civilisation thermo-industrielle) étant d’accroitre le PIB, ce-dernier poursuit sa hausse fulgurante entamée depuis des décennies. De fait, l’augmentation du PIB global est telle que les améliorations précédemment relatées restent très largement insuffisantes pour découpler la croissance économique de la consommation d’énergie et des émissions de gaz à effet de serre (GES).

En bref : oui, les émissions de GES et la consommation énergétique augmentent moins vite que le PIB, il n’en demeure pas moins qu’elles continuent d’augmenter lorsque le PIB augmente.

Par exemple, entre 1980 et 2022, le PIB a augmenté de 265 % au niveau mondial, pendant que la consommation d'énergie primaire et les émissions de CO2 liées aux combustibles fossiles et à l'industrie ont augmenté respectivement de 116 % et 91 %.

L’augmentation de la consommation d’énergie et des émissions de CO2 liées à l'usage des combustibles fossiles est de moindre ampleur que celle du PIB, mais tous ces indicateurs restent intimement couplés.

Évolutions du PIB, de la consommation d'énergie et des émissions de CO2 dans le monde depuis 1980
Évolutions du PIB, de la consommation d'énergie et des émissions de CO2 dans le monde depuis 1980

Figure 3 : Évolution relative du PIB, de la consommation d’énergie primaire et des émissions de CO2 liées à l'usage des combustibles fossiles et à l'industrie entre 1980 et 2022 au niveau mondial. Si la consommation d’énergie et les émissions de CO2 augmentent moins vite que le PIB du fait de la baisse de l’intensité énergétique et de l’intensité carbone du PIB, elles continuent d’augmenter nettement tant la hausse du PIB est forte. Source : Our World In Data [6, 7, 8].

Relations entre le PIB et la consommation d'énergie et entre le PIB et les émissions de CO2
Relations entre le PIB et la consommation d'énergie et entre le PIB et les émissions de CO2

Figure 4 : Relations entre le PIB et la consommation d’énergie (à gauche) et entre le PIB et les émissions de CO2 liées aux combustibles fossiles et à l'industrie (à droite) au niveau mondial et pour la période 1980-2022. En dépit de la baisse de de l’intensité énergétique du PIB, de l’intensité carbone de l’énergie et de l’intensité carbone du PIB, la consommation énergétique et les émissions CO2 restent très fortement liées au PIB. Source : Our World In Data [6, 7, 8].

De plus, et c’est un point majeur qu’on ne répètera jamais assez, l’impact de l’activité humaine est très loin de se limiter à l’émission de GES ! Les courbes de la Grande Accélération révèlent ainsi un couplage total entre la croissance économique mondiale et l’altération de l’habitabilité terrestre, l’augmentation du PIB étant étroitement liée à l’augmentation de divers indicateurs comme la concentration atmosphérique en GES, l’artificialisation des sols, la dégradation de la biosphère, l’acidification des océans, la perte de couverture forestière ou le taux d’extinction des espèces [1]. Sur le tableau de bord de l’Anthropocène dressé par ces courbes, aucune transition n’est visible à ce stade !

Ce constat rejoint les conclusions impitoyables de méta-analyses de grande ampleur menées récemment : le découplage entre la croissance du PIB et l’altération de l’environnement n’est pas assez rapide, n’est que partiel (il ne concerne que certains aspects de l’altération de l’environnement, comme les émissions de GES), local (voir à ce sujet le découplage entre la démographie et la perte de couverture forestière en France) et relatif (il n’y a pas de découplage absolu entre émissions de GES et croissance du PIB, puisque les deux continuent d’augmenter) [9, 10].

Les méta-analyses citées ci-dessous arrivent ainsi à la conclusion que la période récente ne démontre pas de découplage à la hauteur des enjeux. Leur autre conclusion, tout aussi cruciale, est qu’il est hautement improbable qu’un tel découplage arrive à court ou moyen terme, et ce pour de nombreuses raisons (augmentation des dépenses énergétiques, effet rebond, déplacement des problèmes par exemple avec l’électrification qui induit des pressions grandissantes sur certaines ressources, développement technologique insuffisant et inapproprié…).

La conclusion de tout ce qui vient d’être dit est claire : la période récente ne démontre pas de signe patent d’un grand découplage, et il est très peu probable que ce-dernier survienne à court ou moyen terme. En conséquence, et sans même évoquer le point majeur du (non-)sens que constitue la volonté d’une croissance infinie, on peut se poser la question de la rationalité de tout miser sur la réalisation d’un scénario aussi hypothétique.

Références

[1] W. Steffen, W. Broadgate, L. Deutsch, O. Gaffney, et C. Ludwig, « The trajectory of the Anthropocene: The Great Acceleration », Anthr. Rev., vol. 2, no 1, p. 81‑98, 2015. https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/2053019614564785

[2] E. Macron, « Déclaration de M. Emmanuel Macron, président de la République, sur la planification écologique, à Paris le 25 septembre 2023. », Vie publique. 2023. https://www.vie-publique.fr/discours/291196-emmanuel-macron-25092023-planification-ecologique

[3] Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, « Loi de transition énergétique pour la croissance verte », ecologie.gouv.fr. 2016. https://www.ecologie.gouv.fr/politiques-publiques/loi-transition-energetique-croissance-verte

[4] Commission européenne, « Le pacte vert pour l’Europe », commission.europa.eu. 2019. https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/priorities-2019-2024/european-green-deal_fr

[5] H. Ritchie, P. Rosado, et M. Roser, « Primary energy consumption per GDP ». Our World in Data. 2023. https://ourworldindata.org/grapher/energy-intensity

[6] H. Ritchie, P. Rosado, et M. Roser, « Energy Production and Consumption », Our World in Data. 2023. https://ourworldindata.org/energy-production-consumption

[7] M. Roser, P. Arriagada, J. Hasell, et E. Ortiz-Ospina, « Economic Growth », Our World in Data. 2023. https://ourworldindata.org/economic-growth

[8] H. Ritchie, P. Rosado, et M. Roser, « Greenhouse gas emissions », Our World in Data. 2023. https://ourworldindata.org/greenhouse-gas-emissions

[9] T. Parrique et al., « Decoupling debunked: Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability. European Environmental Bureau. », 2019. https://eeb.org/library/decoupling-debunked/

[10] H. Haberl et al., « A systematic review of the evidence on decoupling of GDP, resource use and GHG emissions, part II: synthesizing the insights », Environ. Res. Lett., vol. 15, no 6, p. 065003, 2020. https://iopscience.iop.org/article/10.1088/1748-9326/ab842a

Conclusion

Le grand découplage est le scénario sur lequel la civilisation thermo-industrielle a choisi de miser toute ses économies. Pourtant, tout montre que ce scénario est hautement improbable !

S’il est hautement improbable, pourquoi choisir ce scénario ? Tout simplement parce qu’il est paresseux, puisqu’il n’implique aucune remise en cause sérieuse de nos modes de pensée. En cela, le grand découplage peut être vu comme le choix de l’immobilisme et constitue un scénario conservateur : l’ambition démiurgique de contrôle de la nature par la science, l’innovation et les technologies, affirmée dès le 17e siècle dans les propos de René Descartes ou Francis Bacon, continue d’être portée au pinacle, tandis que la croissance du PIB reste la boussole d’une civilisation thermo-industrielle déboussolée.

Puisque le grand découplage est un scénario sur lequel nous misons tout alors qu’il est improbable, il est particulièrement risqué. Sans même parler d'échec du découplage, le premier risque est que la volonté d’une croissance infinie amène à des frustrations génératrices de tensions si la croissance ne peut plus être atteinte du fait de limitations physiques élémentaires. Le second risque est qu’un découplage insuffisant conduise à dépasser des seuils irréversibles au niveau de l’altération de l’environnement, dépassement qui nous entrainerait en zone instable et dangereuse. Jusqu’à un possible grand effondrement de la civilisation thermo-industrielle ? Une éventualité que je discute dans le prochain article.

Henri Cuny