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Des articles de fond sur l'Anthropocène
Une histoire de la forêt française – Partie 2
L’histoire récente de la forêt française comme témoin des bouleversements liés à l'exploitation des ressources fossiles
Dans la première partie de cet article consacré à la forêt française, nous avons montré comment l’homme a, depuis des millénaires, conditionné la surface forestière sur le territoire métropolitain. L’analyse de l’évolution conjointe de la population humaine et de la surface de forêt au cours de l’histoire démontre notamment l’existence d’un lien intime entre croissance démographique et déforestation. La population présente sur le territoire français ayant eu tendance à augmenter au fil des siècles, la dynamique de la forêt française sur le temps long a été celle d’un inexorable déclin, jusqu’à l’atteinte d’un minimum forestier après la révolution française.
Dans cette seconde partie, nous allons traiter de la dynamique de la forêt française depuis le 19e siècle. Ce faisant, nous allons voir à quel point la période récente constitue une singularité historique, marquée par une rupture du lien millénaire entre l’augmentation de la population et le recul des surfaces forestières. Nous exposerons les causes profondes de cette singularité, puis discuterons des nouvelles menaces qui pèsent sur la forêt française et qui, paradoxalement, sont précisément liées aux causes qui ont permis à la forêt de regagner du terrain depuis quelques décennies.
Les ressources fossiles au chevet des forêts françaises
À partir du 19e siècle et après atteinte du minimum forestier se passe quelque chose d’extraordinaire : pour la première fois dans les milliers d’années d’histoire du territoire français, la population humaine et la surface de forêt vont augmenter de concert, rompant ainsi le lien historique entre croissance démographique et baisse de la surface forestière (Figure 1). Pourquoi ?
Figure 1 : Évolution du taux de boisement (rapport entre la surface forestière et la surface totale du territoire) et de la population en France au cours du dernier millénaire. Source des données : Pour le taux de boisement, données reconstruites à partir d’un article d’Yves Birot pour la période antérieure à 1840 [1] et du mémento de l’IGN pour la période 1840-2022 [2] ; Pour la population, données issues de Our World in Data [3].
Une première hypothèse peut être formulée : au vu du caractère vital de la forêt, les hommes ont pris conscience de l’absolue nécessité de mettre fin à la régression forestière et ont mis en place les mesures adéquates. On peut citer dans ce sens la création de l’École Nationale des Eaux et Forêts en 1824, ou encore la promulgation du code forestier en 1827.
Cette conjecture est toutefois peu convaincante. Au cours des siècles précédents, de nombreuses mesures avaient déjà été prises pour protéger les massifs forestiers, sans pour autant parvenir à enrayer le déclin de la forêt [4]. Pourquoi les mesures décidées au 19e siècle auraient soudainement réussi là où les précédentes avaient échoué ?
En réalité, bien plus que la mise en place de mesures politiques efficaces, c’est l’avènement des ressources fossiles qui va constituer un tournant majeur en faveur de la recolonisation forestière. L’exploitation des ressources fossiles va en effet avoir un effet capital sur la surface nécessaire à la production alimentaire et, par ricochet, sur la surface disponible pour la forêt.
En fournissant l’énergie nécessaire à la mécanisation des pratiques et en constituant la matière première pour la synthèse de divers intrants (engrais, pesticides…), les ressources fossiles vont multiplier les rendements agricoles de façon extraordinaire ; autrement dit, à partir de l’exploitation massive des ressources fossiles, bien plus de nourriture pourra être produite par unité de surface cultivée.
En conséquence, la surface agricole nécessaire pour pourvoir à l’alimentation humaine va être considérablement abaissée, en dépit de l’explosion démographique qui caractérise la période et notamment la deuxième moitié du 20e siècle. Ainsi, entre 1950 et 2020, la surface agricole serait passée de près de 400 000 km² (73 % du territoire) à environ 275 000 km² (50 % du territoire) [5], alors même que la population est passée d’un peu plus de 40 millions d’habitants à environ 65 millions d’habitants [3]. Les terres agricoles délaissées (phénomène de déprise agricole) sont finalement colonisées par la forêt et, dans une moindre mesure, par l’urbanisation.
Si la déprise agricole est un facteur essentiel de la recolonisation forestière en France, il n'est pas le seul. Les ressources fossiles en plus de doper les rendements agricoles, vont constituer une source d’énergie et de matériaux en remplacement du bois, ce qui peut aussi contribuer à atténuer la pression humaine exercée sur la forêt. Enfin, avec la mondialisation des chaines de production (autrement dit, pour un pays comme la France, avec la délocalisation de la production dans des pays à la main d’œuvre corvéable), une large partie de ce que la population française consomme provient désormais d'industries dévoreuses de ressources (et donc d'espaces) localisées dans des pays étrangers, ce qui revient en quelque sorte à délocaliser la déforestation.
Au final, l’expansion forestière peut être vue comme un luxe offert par l’exploitation massive des ressources fossiles, bien davantage que comme le résultat de mesures de conservation ou d’une "prise de conscience". Ce luxe a néanmoins un cout élevé : les surfaces agricoles, dont dépend notre sécurité alimentaire, sont en chute libre, tandis que la combustion des ressources fossiles comporte en elle-même de très grands risques, pour la forêt comme pour l’ensemble des écosystèmes.
Le temps des nouvelles menaces
Les ressources fossiles ont donné une respiration bienvenue à la forêt en mettant un terme à sa régression millénaire et en ouvrant même la voie à une puissante expansion forestière. Cependant, leur utilisation a quelques "menus inconvénients" qui font aujourd’hui peser des risques considérables sur la forêt.
D’une part, l’usage des ressources fossiles, en permettant la mise en mouvement de moyens de transport toujours plus rapides et nombreux, a entraîné une augmentation brutale des flux physiques (de personnes et de marchandises) autour du monde. Ces flux ont conduit à l’introduction de nombreuses espèces exotiques en France, dont des pathogènes pour les arbres. Citons par exemple le champignon Hymenoscyphus fraxineus, probablement importé d’Asie, et qui est responsable d’une mortalité importante du frêne (par une maladie appelée chalarose).
D’autre part, l’usage des ressources fossiles génère des émissions massives de CO2. L’augmentation du CO2 atmosphérique a pu avoir un effet bénéfique sur la croissance des arbres en stimulant la photosynthèse [6, 7], mais le changement climatique pourrait finir par largement contrebalancer cet effet fertilisant [8]. Les projections climatiques montrent que les arbres (comme nous) vont être amenés à expérimenter des conditions inconnues jusqu’alors et potentiellement non viables.
Sans parler du futur, l’enquête d’inventaire forestier national menée par l’Institut national de l'information géographique et forestière (IGN) met en évidence une très forte hausse de la mortalité des arbres forestiers depuis une décennie [2], en lien avec une succession de saisons caractérisées par des sécheresses extrêmes et généralisées.
Pathogènes et évènements climatiques extrêmes peuvent agir de concert, les premiers donnant le coup de grâce à des arbres affaiblis par les seconds. L’épisode extrême de mortalité observé pour l’épicéa ces dernières années est ainsi dû à un insecte xylophage endémique, le scolyte, qui a connu une prolifération exceptionnelle en raison d’hivers doux et a entrainé la mort de millions d’épicéas affaiblis par la succession de plusieurs épisodes de sécheresse (Figure 2). Au final, le recours massif aux ressources fossiles pourrait donc être à la fois sauveur et, paradoxalement, le bourreau de la forêt française.
Figure 2 : Photographies aériennes dans le département de la Haute-Saône (au niveau de l’étang de Faideaugrave) prises en 2008 (photo de gauche) et 2020 (photo de droite). Entre les deux dates de prises de photo, les épicéas qui avaient été plantés quelques décennies auparavant sont tous morts, victimes de plusieurs sécheresses successives et d’une attaque d’insectes pathogènes appelés scolytes. La plupart des épicéas morts ont déjà été coupés, laissant des espaces désertiques, tandis que d'autres sont encore sur pied. Source de l’image : IGN - Remonter le temps (https://remonterletemps.ign.fr/).
La forêt n'est pas qu'une surface arborée
Dans cet article, nous avons abordé l’influence humaine sur la forêt principalement au regard de la surface forestière. La forêt, communauté complexe de multiples organismes vivants en interaction, est cependant bien plus qu’une couverture arborée. Il est ainsi important de noter que l’influence humaine ne se limite pas à la modulation de la surface forestière.
Sans rentrer dans le détail, les hommes ont par exemple au fil du temps largement influencé la composition des forêts en favorisant certaines espèces d’arbres au détriment d’autres, en introduisant de nouvelles espèces (par exemple le Douglas, originaire d’Amérique du Nord) ou via des plantations massives (exemple du pin maritime dans les Landes), avec parfois des espèces plantées en dehors de leur aire naturelle de distribution (par exemple avec la plantation d’épicéa commun en plaine).
Les hommes ont aussi profondément modifié le milieu forestier en y développant un dense maillage de voies d’accès (routes et chemins), en fréquentant massivement la forêt pour diverses activités, ou encore en modifiant les populations animales (cortèges d’espèces et taille des populations) qui influencent le fonctionnement forestier (par exemple la régénération des arbres). Par bien des aspects, la forêt française peut donc être vue comme un milieu artificialisé, à contre-courant de l'imaginaire de profonde naturalité qui lui est associé.
Pour finir, un mot sur les incendies, tant médiatisés ces dernières années. Si ils ont un impact dramatique localement, les incendies, en ne détruisant "que" quelques milliers ou dizaines de milliers d'hectares de forêt chaque année, n'ont finalement qu'un impact marginal sur la dynamique des 17 millions d'hectares de la forêt française. D'ailleurs, contrairement aux idées reçues, les surfaces incendiées ont plutôt eu tendance à diminuer ces dernières années en France [9]. La prévention et l'amélioration des moyens de lutte sont deux facteurs qui ont largement contribué à cette baisse, en dépit de l'extension spatiale et temporelle du risque (les incendies peuvent survenir plus tôt ou plus tard dans la saison et dans des régions jusqu'ici épargnées) liée à la hausse des températures et à des épisodes de sécheresse plus fréquents et intenses.
Références
[1] Y. Birot, Les forêts et les hommes : quelles co-évolutions ?, in La Forêt et le Bois en France en 100 questions, 2015. https://www.academie-foret-bois.fr/chapitres/chapitre-1/fiche-1-05/
[2] IGN, Mémento, édition 2023. https://inventaire-forestier.ign.fr/IMG/pdf/memento_2023.pdf
[3] H. Ritchie et al., Population Growth, Our World in Data. https://ourworldindata.org/population-growth
[4] M. Chalvet, Une histoire de la forêt. Seuil, 2011.
[5] F. Bon, Préservation des terres agricoles : un rapport alerte sur l’urgence, Ouest-France, 2022. https://www.ouest-france.fr/economie/agriculture/preservation-des-terres-agricoles-un-rapport-alerte-sur-l-urgence-6eeb9bb4-8f28-11ec-91ef-c5100846ffb2
[6] D. Schimel, B. B. Stephens, et J. B. Fisher, Effect of increasing CO2 on the terrestrial carbon cycle, Proc. Natl. Acad. Sci., vol. 112, no 2, p. 436‑441, 2015. https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.1407302112
[7] E. C. Davis, B. Sohngen, et D. J. Lewis, The effect of carbon fertilization on naturally regenerated and planted US forests, Nat. Commun., vol. 13, no 1, 2022. https://www.nature.com/articles/s41467-022-33196-x
[8] W. Hubau et al., Asynchronous carbon sink saturation in African and Amazonian tropical forests, Nature, vol. 579, no 7797, p. 80‑87, 2020. https://www.nature.com/articles/s41586-020-2035-0
[9] Observatoire des forêts françaises, Les incendies de forêt et de végétation. https://foret.ign.fr/themes/les-incendies-de-foret-et-de-vegetation
Conclusion
Outre l’influence humaine millénaire sur le couvert forestier, abordée dans la première partie de cet article, la rupture du lien intime entre croissance démographique et déforestation suite à l’avènement des ressources fossiles au 19e siècle est un autre fait saillant de l’histoire de la forêt française. Il montre que les choix énergétiques et technologiques que nous faisons à un instant t peuvent avoir des répercussions considérables sur les écosystèmes pour les décennies ou les siècles suivants. Il n’y a évidemment pas la forêt d’un côté et les surfaces agricoles ou urbanisées de l’autre, mais une totale interdépendance entre ces différents concepts qui nous engage à sortir de la vision cloisonnée classique.
L’impact crucial de l’usage des ressources fossiles sur l’expansion forestière récente pose aussi question à l’heure où l’enjeu est justement de s’affranchir des ressources fossiles. Avant l’avènement des ressources fossiles, l’économie en France reposait largement sur la forêt. Celle-ci en a payé le prix, alors même que la population et la consommation par habitant étaient bien moindres qu’aujourd’hui. L’abandon des ressources fossiles au profit de la biomasse forestière semble donc bien utopique au regard de l’appétit démentiel de la société de (sur)consommation.
Si le recours massif aux ressources fossiles a "sauvé" la forêt française, il fait paradoxalement peser des menaces considérables, par exemple via le changement climatique et l’introduction de pathogènes. Les inconvénients des ressources fossiles comme les risques inhérents à un recours accru à la biomasse forestière plaident finalement pour ce qui ressemble à la voie de la sagesse : une baisse drastique de nos consommations matérielles et énergétiques. Une voie qui ne semble pas du tout être considérée par nos sociétés. Une chose est finalement certaine : l’homme n’a pas fini de modeler la forêt française, pour le meilleur et pour le pire.
Henri Cuny