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Des articles de fond sur l'Anthropocène
Anti-écomodernisme volume 1 : Intensifier ne veut pas dire découpler
L'intensification ne découple pas la croissance économique des impacts environnementaux
Selon Wikipédia, "l’écomodernisme est une école de pensée environnementaliste qui affirme que les humains peuvent préserver la nature en utilisant des techniques de pointe pour découpler la croissance économique et les impacts anthropiques du monde naturel" [1]. Avant d'entrer dans le vif du sujet, attardons-nous un instant sur un mot important et qui est au cœur de la pensée écomoderniste : découpler. Deux processus couplés évoluent de concert et les découpler revient à dissocier leurs évolutions respectives. Aujourd’hui, la croissance économique va de pair avec une croissance des impacts environnementaux ; il y a un couplage entre la croissance économique et l’altération de l’environnement. Un découplage voudrait dire que la croissance économique se ferait sans altération additionnelle, voire même au contraire avec une réhabilitation de l’environnement naturel.
L’écomodernisme a reçu un coup de projecteurs à la suite de la publication en 2015 par 18 "écomodernistes" du texte intitulé "Un Manifeste Écomoderniste" [2]. L’une des idées centrales de l’écomodernisme est que l’intensification des activités humaines permet de découpler le développement humain de l’altération de l’environnement. Le manifeste formule très tôt ce principe fondamental en ces termes :
Les 19e et 20e siècles ont été ceux de l’intensification des activités humaines
Si l’intensification est au cœur de l’écomodernisme, elle n’a cependant rien d’une idée neuve – cela rejoint d’ailleurs le fait que l’écomodernisme n’est pas moderne, critique que je développe dans un autre article "anti-écomoderniste" – et les deux derniers siècles (tout particulièrement le 20e siècle) ont précisément été une histoire de l’intensification des activités humaines.
Intensification de l’énergie tout d’abord, avec l’exploitation industrielle de ces concentrés d’énergie que sont les combustibles fossiles (pétrole, gaz, charbon), qui vont venir s’ajouter aux sources plus diffuses d’énergie utilisées depuis des millénaires (vent, soleil, biomasse…). Avant 1850, les combustibles fossiles n’étaient pas ou très peu exploités et la source essentielle d’énergie était la biomasse. En 1900, avec un peu plus de 6 000 térawattheures (TWh), la biomasse ne constituait déjà plus que 50 % du mix énergétique mondial (12 000 TWh), les combustibles fossiles (charbon exclusivement) représentant l’autre moitié [3]. En 2022, avec 180 000 TWh, la consommation énergétique mondiale a été 15 fois plus forte qu’en 1900. La contribution de la biomasse à ce total est tombée à 6 %, en dépit d’une consommation absolue presque doublée par rapport à 1900 (11 000 TWh), tandis que la contribution des combustibles fossiles s’est élevée à 77 %, avec une consommation absolue multipliée par 23 (137 000 TWh) !
Intensification de l’habitat également, avec une urbanisation féroce : entre 1800 et aujourd’hui, la part de la population urbaine est passée de 5 % à 55 % [4]. 2007 aurait été le point de bascule à partir duquel plus de la moitié de la population mondiale vit dans une grande ville. Sachant que la population globale a dans le même temps considérablement augmenté, la population urbaine a explosé : entre 1950 et 2018, elle est passée de 750 millions à 4,2 milliards d'habitants [5].
Intensification de l’agriculture enfin, avec la mécanisation des pratiques et un usage croissant d’intrants de synthèse (engrais et pesticides). Entre 1961 et 2019, la consommation d’engrais a été multipliée par 4 (de 52 millions à 215 millions de tonnes par an) [6], tandis qu’entre 1990 et 2020, la consommation de pesticides a augmenté de 60 % (1,69 million à 2,66 millions de tonnes par an) [7]. L’intensification agricole a eu pour effet de considérablement augmenter les rendements et d’abaisser tout aussi considérablement la main d’œuvre nécessaire à la production de la nourriture. Avant 1800, en France, les agriculteurs étaient majoritaires (60-75 %) dans la population active. En 1980, ils étaient moins de 10 % et en 2020, moins de 2 % [8] !
Figure 1 : Évolution relative de la population humaine et de la surface agricole dans le monde depuis 1850. De 1850 à 1950, la population et la surface agricole augmentent en parallèle. Après 1950, on voit que la population explose, alors que la surface agricole n’augmente plus que faiblement. Ce découplage relatif résulte de l’intensification, qui permet de produire beaucoup plus de nourriture sur une même surface. Les prémices d’un découplage absolu entre développement humain et impacts environnementaux ? Source des données : IGBP [9].
“Intensifier beaucoup d’activités humaines – en particulier l’agriculture, l’extraction énergétique, la sylviculture et les peuplements – de sorte qu’elles occupent moins les sols et interfèrent moins avec le monde naturel est la clé pour découpler le développement humain des impacts environnementaux. Ces processus technologiques et socio-économiques sont au cœur de la modernisation économique et de la protection de l’environnement. Ensemble, ils permettront d’atténuer le changement climatique, d’épargner la nature, et de réduire la pauvreté mondiale.”
Un message poignant et plein d'espoir, digne d'un discours d'une candidate au concours Miss France ! Tout juste ont-ils omis d’évoquer la paix sur Terre. Je ne sais pas pour vous, mais quand j'ai lu ça, je me suis dit que l'intensification était vraiment un processus merveilleux. Las, emporté par mon enthousiasme (et peut-être aussi mu par mon éternelle méfiance), j'ai voulu gratté un peu le vernis et je me suis rendu compte que je m'étais encore fait avoir par l'une de ces satanées publicités mensongères...
L’intensification permet de limiter l’occupation au sol des activités humaines, mais pas leur impact global : exemple de l’agriculture
Puisque l’intensification est à l’œuvre depuis quelques décennies, nous disposons déjà d’un peu de recul pour analyser ses effets sur l’environnement.
L’idée que l’intensification permet de limiter l’impact environnemental peut paraitre compréhensible en première approche : si on limite la place occupée par une activité humaine (habitat, production de nourriture, production d’énergie…), alors on doit limiter l’impact de cette activité sur la surface terrestre.
Ce raisonnement est malheureusement extrêmement partiel et simpliste, car il considère qu’une activité donnée n’a d’impact que par la surface qu’elle occupe au sol. Ainsi, ne voir l’impact environnemental que par le seul prisme de l’occupation du sol est un problème majeur du raisonnement écomoderniste. Dès lors que l’on raisonne de façon plus globale (c’est-à-dire en considérant tous les impacts, et pas seulement l’occupation du sol), l'idée d'une réduction de notre impact planétaire par l'intensification parait beaucoup moins évidente.
Pour démontrer ce point crucial, développons l’exemple de l’intensification de l’agriculture. Logiquement, l’intensification de l’agriculture réduit la surface agricole nécessaire à la production d’une certaine quantité de nourriture. Ainsi, l’intensification massive de l’agriculture durant la seconde moitié du 20e siècle a permis de limiter la hausse des surfaces agricoles mondiales, alors même que la période est marquée par une explosion démographique. Notons cependant qu’il n’y a pas de découplage absolu entre la taille de la population humaine et la surface agricole : la hausse de la surface agricole est moins marquée que celle de la population, mais les deux indicateurs continuent d’augmenter (le découplage est relatif).
Dans certains pays (en France par exemple), l’intensification agricole a même contribué à un phénomène de recolonisation forestière qui fait suite à des millénaires de déforestation. Il y a eu un découplage local absolu entre la hausse de la population et la perte de couverture forestière. Un phénomène que le manifeste présente comme une preuve du grand succès du développement (technologique) et de l’intensification pour découpler les activités humaines de la "nature sauvage".
Figure 2 : Évolution du taux de boisement (rapport entre la surface forestière et la surface totale du territoire) et de la population en France au cours du dernier millénaire. Avant le 19e siècle, il y a une relation étroite entre la démographie et la couverture forestière : lorsque la population humaine augmente, la couverture forestière diminue, et inversement. À partir du 19e siècle et plus encore au cours du 20e siècle, notamment en raison de l’intensification agricole, des terres agricoles sont recolonisées par la forêt. La surface de forêt augmente alors que la population augmente. Il y a un découplage absolu entre la croissance démographique et la perte de couverture forestière. Source des données : Pour le taux de boisement, données reconstruites à partir d’un article d’Yves Birot pour la période antérieure à 1840 [10] et du mémento de l’IGN pour la période 1840-2022 [11] ; Pour la population, données issues de Our World in Data [12].
Ce point est cependant déjà largement critiquable et, dans une économie mondialisée, une approche systémique est indispensable pour comprendre les dynamiques des écosystèmes, qui ont eux-aussi été en quelque sorte mondialisés. Ainsi, la recolonisation forestière constatée dans certains pays est aussi due au fait que ces derniers ont délocalisé un grand nombre d’activités consommatrices d’espace et de ressources, ce qui revient notamment à délocaliser de la déforestation. De fait, certains pays dits "en voie de développement" (Brésil, Indonésie…) défrichent massivement pour accroitre leur surface agricole. Cette hausse de la surface agricole vise à subvenir à la hausse de la consommation domestique, mais aussi à exporter vers les pays "développés". D’ailleurs, au niveau mondial, il est encore question d’une terrible perte nette de couverture forestière, même si celle-ci est moindre qu’à la fin du 20e siècle (environ 5 millions d’hectares par an de forêt en moins depuis 2000, contre 8 millions au cours des années 1990 ; [13]). Il y a donc un découplage local (i.e. restreint géographiquement) et non mondial entre développement humain et perte de couverture forestière.
Ouvrons maintenant le champ de notre analyse et évaluons l’impact environnemental de l’intensification agricole de manière plus globale. Concrètement, l’intensification agricole repose sur deux piliers : la mécanisation des pratiques et le recours massif aux intrants. Ces deux piliers dépendent eux-mêmes des combustibles fossiles, qui fournissent l’énergie aux machines et constituent la matière première à la synthèse des engrais et des pesticides. Les conséquences sont majeures : d’une part, la combustion des ressources fossiles par les machines génère des gaz à effet de serre (GES) ; d’autre part, l’usage de pesticides contribue à la destruction du vivant [14, 15, 16], tandis que l’application d’engrais azotés synthétiques génère du protoxyde d’azote [17, 18], un gaz au potentiel de réchauffement 300 fois supérieur à celui du CO2, et altère le cycle de l’azote.
En définitive, l’intensification de l’agriculture contribue donc massivement au changement climatique et à l’extinction du vivant, soit les deux conséquences les plus spectaculaires, tragiques et globales de l’activité humaine ! La recolonisation forestière dans certains pays ressemble donc à une bien maigre et piteuse consolation au regard des terribles dommages environnementaux inhérents à l’intensification de l’agriculture. En reprenant le graphique précédent et en y ajoutant les émissions de CO2 ainsi qu’un indicateur de dégradation de la biosphère, on se rend bien compte que parler de découplage n’a guère de sens dès lors que la multiplicité des impacts environnementaux est considérée.
Figure 3 : Évolution relative de la population humaine, de la surface agricole, des émissions de CO2 et de la dégradation de la biosphère dans le monde depuis 1850. Contrairement à la surface agricole, les émissions de CO2 et la dégradation de la biosphère continuent d’évoluer en parallèle de la population humaine après 1950. Il n’y a donc en aucun cas un découplage entre développement humain et impacts environnementaux au cours du 20e siècle, à savoir le siècle de la grande intensification des activités humaines. Source des données : IGBP [9].
Ces aspects profondément immoraux de l’intensification passés sous silence : exemple des élevages intensifs
Le manifeste écomoderniste place l’intensification au centre d’une stratégie qui permettrait de préserver la "nature sauvage", mais est bien peu prolixe en ce qui concerne l’un de ses aspects : l’élevage animal (seule l’aquaculture est mentionnée comme quelque chose de souhaitable). L’intensification de l’élevage animal est un phénomène qui a déjà largement pris place ces dernières décennies. En France par exemple, 80 % des animaux consommés aujourd’hui proviendraient d’élevages intensifs [19].
En conformité avec les ambitions écomodernistes, l’intensification de l’élevage tend à être poussée à l’extrême. En 2022, la Chine a inauguré le plus grand système concentrationnaire de porcs au monde : un gratte-ciel de 26 étages dans lequel se répartissent 650 000 cochons enfermés dans de minuscules stalles automatisées [20]. Une première qui aurait vocation à faire des émules puisque d’autres projets similaires seraient sur les rails.
Figure 4 : Porcherie géante à Ezhou en Chine. Un bâtiment de 26 étages dans lequel des centaines de milliers de porcs passent quelques mois avant abattage. L’intensification ou la création de l’enfer sur Terre pour les êtres vivants sensibles qui peuplent la planète ? Source : New York Times [20].
Comme pour les cultures végétales intensives, les élevages intensifs d’animaux permettent de réduire l’occupation au sol. Cependant, là-aussi, un regard plus global met en évidence les aspects dramatiques de l’intensification en matière d’impact environnemental et plus encore de respect de la nature. Par exemple, l’intensification n’atténue en rien la contribution des élevages à la hausse de l’effet de serre, sachant qu’aujourd’hui, le bétail est responsable d’environ 6 % des émissions mondiales annuelles de GES [21].
Mais c’est surtout sur le côté éthique que l’intensification de l’élevage interroge. L’élevage "traditionnel" peut déjà à bien des égards être jugé sévèrement, mais l’intensification porte l’ignominie un cran plus loin. Je ne reviens pas sur les conditions (innommables) inhérentes à l’élevage intensif, exposées en détail ici ou là [22, 23, 24, 25], mais je souhaite dénoncer l’insupportable décalage qui existe entre le traitement que nous infligeons aux animaux et les éclairages scientifiques récents.
À l’heure où l’on fait des découvertes toujours plus surprenantes sur l’émotivité, la sensibilité, l’intelligence (et ce qu’on peut appeler la conscience) des animaux [26, 27], ce modèle d’élevage ressemble à un anachronisme. Pouvoir éventuellement laisser un peu d’espace à la "nature sauvage" (un supposé souhait ardent des écomodernistes qui se présentent comme "animés d’un amour profond pour la nature") justifie-t-il la mise en place de systèmes immondes pour des milliards d’êtres vivants sensibles ? Je ne sais pas si c’est cela le paradis moderne que promeuvent les écomodernistes mais, pour les animaux, ce paradis a bien l’apparence de l’enfer et résulte d’un processus nommé "intensification".
Peut-être vais-je jeter un pavé dans la mare, mais il ne me semble pas complètement délirant de pousser ce raisonnement pour les végétaux. En effet, les connaissances scientifiques commencent à changer la perception que l’on a des plantes, et peuvent aller jusqu’à remettre en cause la traditionnelle dichotomie animal/végétal. Ainsi, on tend de plus en plus à reconnaitre de la sensitivité (faculté d’éprouver des sensations, ce qui va plus loin que la sensibilité qui est la capacité de réagir d'une façon adéquate aux modifications du milieu) et de l’intelligence chez les plantes [28]. L’intensification des cultures végétales est-elle éthique au regard de ces nouvelles conceptions ? Nous ne sommes probablement pas assez matures pour aborder cette question, mais il ne me semble pas totalement improbable qu’elle finisse par être mise sur le tapis un jour ou l’autre.
Je ne dis pas que la voie à suivre est de ne plus tuer aucun animal ou végétal pour notre bénéfice ; la vie est ainsi faite que des êtres vivants doivent mourir pour que d’autres puissent continuer à vivre. Mais ce que nous savons de la vie (i.e. ce que nous redécouvrons scientifiquement mais que certains humains sav(ai)ent depuis la nuit des temps par d’autres formes de savoirs acquis par l’expérience et partagés par la tradition) nous invite à faire preuve de respect, d’humilité et de compassion pour les êtres vivants non-humains. Un respect, une humilité et une compassion que l’intensification bafoue sans vergogne.
L’intensification reste un phénomène récent car elle dépend d’une énergie abondante et bon marché
Pour bien comprendre les implications de l'intensification, il est crucial de bien comprendre ce qu'est fondamentalement ce processus. Intensifier ne revient pas seulement à "faire plus sur moins de place", mais avant tout à concentrer de l'énergie et de la matière, concentration qui exige elle-même une dépense d’énergie. Si, par exemple, vous souhaitez intensifier la décomposition des feuilles mortes de votre jardin, vous devez au préalable les rassembler en tas et non les laisser éparpillées sur le sol, et cette concentration de matière requiert de fournir de l’énergie.
Ainsi, même si elle est mise en œuvre depuis quelques décennies et n’a donc rien d’une nouveauté, l’intensification reste un phénomène récent, car elle dépend d'une énergie abondante et bon marché, en l'occurrence celle issue des ressources fossiles. Pétrole, gaz et charbon constituent le socle de l’intensification. Nous l’avons vu pour l’agriculture, l’intensification dépend des ressources fossiles pour mouvoir les innombrables machines qui ont remplacé les hommes et les animaux dans diverses tâches, mais aussi pour synthétiser les engrais et les pesticides sur lesquels repose ce modèle agricole.
La même logique (à savoir la dépendance de l’intensification à une forte disponibilité d’énergie) est à l’œuvre pour l’urbanisation. Avant de développer un peu cet exemple, prenons le temps de lire ce que le manifeste prétend à son sujet :
“Les villes n’occupent que de 1 à 3 pourcent de la surface de la Terre, et pourtant elles abritent près de quatre milliards de personnes. C’est ainsi que les villes symbolisent et dynamisent le découplage entre l’humanité et la nature, en étant beaucoup plus performantes que les économies rurales à répondre efficacement aux besoins matériels tout en réduisant les impacts sur l’environnement.”
Une nouvelle fois, le raisonnement est totalement partiel voire idiot, puisqu’il ne considère comme impact sur l’environnement que la surface occupée au sol. D’ailleurs, si les villes sont tellement plus performantes que les économies rurales pour répondre efficacement aux besoins matériels, pourquoi donc les humains ont-ils essentiellement vécu en dehors de milieux urbanisés pendant 99 % de l’histoire de notre espèce ? Nos ancêtres étaient-ils trop stupides pour comprendre qu’ils devaient se concentrer sur de petits espaces pour accéder à l’opulence ? Pourquoi l’urbanisation n’a-t-elle pris son envol que depuis quelques décennies ?
La réponse est simple : l’urbanisation, comme l’agriculture intensive, est récente car elle implique de concentrer de la matière et de l’énergie et dépend donc d’une énergie abondante et bon marché, en l’occurrence celle issue des ressources fossiles. Premièrement, les infrastructures du milieu urbain sont extrêmement couteuses en ressources et en énergie : construire un gratte-ciel de plusieurs centaines de mètres de haut demande la concentration de grandes quantités de matières (et donc une énergie importante pour assurer les flux de matière) ainsi que de grandes quantités d’énergie pour la construction elle-même. Deuxièmement, le milieu urbain étant un espace qui produit très peu de biens de première nécessité, il implique des flux importants pour assurer son fonctionnement quotidien.
Certes, l’urbanisation concentre la population sur de "petites surfaces" (dans un pays comme la France, le milieu urbain occupe près d’un quart du territoire et poursuit une forte dynamique d’expansion [29]), mais prétendre qu’elle réduit les impacts sur l’environnement est particulièrement contestable dès lors que l’on considère toute la diversité desdits impacts [30].
L'intensification au service du grand culte de la croissance de la production-consommation
Si l’intensification ne permet en aucun cas de réduire l’impact global de l’activité humaine sur la surface terrestre, cela n’a de toute façon jamais été son intention. En effet, l’intensification vise avant tout à servir le grand culte de notre civilisation : la croissance telle que mesurée par le produit intérieur brut (PIB), c’est-à-dire la hausse de la population humaine et de la consommation de chaque individu.
Depuis le 19e siècle, la croissance de la production et de la consommation constitue en quelque sorte le Saint Graal de nos sociétés, et tout doit être mis en œuvre pour l’atteindre. La poursuite de cet objectif ultime s’accompagne nécessairement d’une hausse de la consommation d’énergie et de matière. Dans ce contexte, l’intensification de diverses activités humaines apparait essentielle. Dans un article précédent, j’ai illustré cela en prenant l’exemple emblématique de l’huile de palme, un système hyper-intensif qui vise à subvenir à une demande croissante en huile qu’il serait très compliqué de satisfaire avec des systèmes plus classiques (olive, tournesol, colza…) à beaucoup plus faible rendement.
L’intensification, qui permet de produire plus par unité d’espace, peut être vue comme le pendant des gains de productivité, qui permettent de produire plus par unité du temps. Combinés, l’intensification et les gains de productivité permettent in fine de produire plus, et sont ainsi deux paramètres cruciaux sur lesquels jouer pour atteindre l’objectif de croissance de la production et de la consommation.
Les conséquences de l’intensification et des gains de productivité à l’œuvre depuis le 19e siècle et plus encore depuis 1950 sont synthétisées dans le tableau de bord planétaire (ou tableau de bord de l’Anthropocène) et peuvent être résumé par une expression : la "grande accélération". C’est-à-dire une phase marquée par la hausse brutale de nombreuses tendances socio-économiques (population, PIB, espérance de vie, quantités de ressources utilisées, énergie utilisée…) et du système Terre (teneur en GES de l’atmosphère, acidification de l’océan, dégradation du vivant…). En bref, une phase de couplage entre le développement humain et l’altération de l’habilité planétaire.
Un problème de finalité plutôt que de moyens
Alors, on peut toujours se dire que pour rendre l’intensification "green", il "suffit" de remplacer les énergies polluantes par des "énergies non polluantes", ou encore de développer des systèmes de captage et de stockage des GES. Cette logique du "yakafokon" est d’ailleurs allègrement reprise dans le manifeste, qui évoque à plusieurs reprises des "énergies modernes" apparemment formidables, mais dont on ne sait pas trop à quoi elles correspondent.
Surtout, le problème est infiniment plus vaste et complexe que la seule question des sources d’énergie et de leurs inconvénients. Par exemple, l’énergie nucléaire (fréquemment mise en avant comme solution miracle alors qu’elle représente aujourd’hui moins de 5 % de l’énergie utilisée [3] !), ne sera d’aucun secours pour produire les engrais et les pesticides dont l’agriculture intensive est tributaire.
De même qu’utiliser une "énergie propre" pour alimenter les élevages hyper-intensifs que nous mettons en place ne changera en rien le traitement immonde et à mon sens immoral infligé aux innombrables êtres vivants qui en font les frais. Des êtres vivants qui, je le rappelle, sont issus du même processus que nous : celui de la vie, ou de la nature, celle-là même que les écomodernistes prétendent chérir tout en soutenant un processus qui induit sa maltraitance.
Finalement, le problème a certainement bien plus à voir avec ce que faisons de l’énergie qu’avec les inconvénients inhérents à chaque source d’énergie. En ce sens, Aurélien Barrau fait l’hypothèse que la découverte d’une source d’énergie propre et illimitée (le rêve de nombre de nos contemporains) serait le pire scénario pour l’avenir de la vie sur Terre, car nous n’aurions alors plus de limites à notre action destructrice [31].
Plus généralement, l’exemple de l’énergie montre que le problème est d’abord dans la finalité de notre activité (la croissance de la production et de la consommation) plutôt que dans les moyens (intensification, gains de productivité, recherche d’énergie "propre"…) mis en œuvre pour l’atteindre. Une finalité qui n’est aucunement remise en question par le projet écomoderniste, qui continue de faire de la croissance le Graal de notre époque, en allant même jusqu’à postuler l’absence de limites à la croissance. Un postulat – auquel je m’attaque dans un autre article – à mon sens au moins aussi erroné que l’idée selon laquelle l’intensification permettrait de découpler le développement humain et l’altération de l’habitabilité terrestre.
Références
[1] « Écomodernisme », Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=%C3%89comodernisme&oldid=206971992
[2] J. Asafu-Adjaye, L. Blomqvist, S. Brand, B. Brook, R. Defries, et E. Ellis, « Un manifeste éco-moderniste », 2015. http://www.ecomodernism.org/francais
[3] H. Ritchie, M. Roser, et P. Rosado, « Energy », Our World in Data, 2023. https://ourworldindata.org/energy
[4] H. Ritchie et M. Roser, « Urbanization », Our World in Data, 2023. https://ourworldindata.org/urbanization
[5] United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division, « World Urbanization Prospects 2018: Highlights », 2019. https://population.un.org/wup/publications/Files/WUP2018-Highlights.pdf
[6] H. Ritchie, M. Roser, et P. Rosado, « Fertilizers », Our World Data, 2022. https://ourworldindata.org/fertilizers
[7] H. Ritchie, M. Roser, et P. Rosado, « Pesticides », Our World Data, 2022. https://ourworldindata.org/pesticides
[8] O. Chardon, Y. Jauneau, et J. Vidalenc, « Les agriculteurs : de moins en moins nombreux et de plus en plus d’hommes », Insee., 2020. https://www.insee.fr/fr/statistiques/4806717
[9] IGBP, « Planetary dashboard shows “Great Acceleration” in human activity since 1950 », 2015. http://www.igbp.net/news/pressreleases/pressreleases/planetarydashboardshowsgreataccelerationinhumanactivitysince1950.5.950c2fa1495db7081eb42.html
[10] Y. Birot, « Les forêts et les hommes : quelles co-évolutions ? », in La Forêt et le Bois en France en 100 questions, 2015. https://www.academie-foret-bois.fr/chapitres/chapitre-1/fiche-1-05/
[11] IGN, « Mémento, édition 2023 », 2023. https://inventaire-forestier.ign.fr/IMG/pdf/memento_2023.pdf
[12] H. Ritchie et al., « Population Growth », 2023. https://ourworldindata.org/population-growth
[13] FAO, « Global Forest Resources Assessment 2020: Main report. Rome, Italy », 2020. https://doi.org/10.4060/ca8753en
[14] S. Seibold et al., « Arthropod decline in grasslands and forests is associated with landscape-level drivers », Nature, vol. 574, no 7780, Art. no 7780, 2019. https://www.nature.com/articles/s41586-019-1684-3
[15] F. Geiger et al., « Persistent negative effects of pesticides on biodiversity and biological control potential on European farmland », Basic Appl. Ecol., vol. 11, no 2, p. 97‑105, 2010. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1439179109001388
[16] M. A. Tsiafouli et al., « Intensive agriculture reduces soil biodiversity across Europe », Glob. Change Biol., vol. 21, no 2, p. 973‑985, 2015. https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/gcb.12752
[17] K. A. Smith, I. P. McTaggart, et H. Tsuruta, « Emissions of N2O and NO associated with nitrogen fertilization in intensive agriculture, and the potential for mitigation », Soil Use Manag., vol. 13, no s4, p. 296‑304, 1997. https://bsssjournals.onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/j.1475-2743.1997.tb00601.x
[18] H. Tian et al., « A comprehensive quantification of global nitrous oxide sources and sinks », Nature, vol. 586, no 7828, Art. no 7828, 2020. https://www.nature.com/articles/s41586-020-2780-0
[19] S. Finger, « Porcs, bovins, volailles, la vraie vie de la viande française dans l’élevage intensif », Libération, 2018. https://www.liberation.fr/france/2018/06/04/porcs-bovins-volailles-la-vraie-vie-de-la-viande-francaise-dans-l-elevage-intensif_1656528
[20] D. Wakabayashi et C. Fu, « China’s Bid to Improve Food Production? Giant Towers of Pigs. », The New York Times, 2023. https://www.nytimes.com/2023/02/08/business/china-pork-farms.html
[21] H. Ritchie, M. Roser, et P. Rosado, « CO₂ and Greenhouse Gas Emissions », Our World in Data, 2023. https://ourworldindata.org/co2-and-greenhouse-gas-emissions
[22] M. Ricard, Plaidoyer pour l’altruisme: la force de la bienveillance. Nil, 2013.
[23] Y. N. Harari, Sapiens: Une brève histoire de l’humanité. Albin Michel, 2015.
[24] J. Henriques, « Une vie de cochon », Mediapart, 2016. https://blogs.mediapart.fr/edition/droits-des-animaux/article/100416/une-vie-de-cochon
[25] L214, « La viande, un concentré de souffrance ». https://www.viande.info/elevage-viande-animaux
[26] F. De Waal, Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ? Les Liens qui libèrent, 2016.
[27] P. Le Neindre, M. Dunier, R. Larrère, et P. Prunet, La conscience des animaux. Quæ, 2018.
[28] S. Mancuso, R. Temperini, et A. Viola, L’intelligence des plantes. Albin Michel, 2013.
[29] F. Clanché et O. Rascol, « Le découpage en unités urbaines de 2010 », Insee Prem., vol. 1364, p. 1‑4, 2011. https://www.insee.fr/fr/statistiques/1280970
[30] J.-C. Bontron, « L’empreinte énergétique des modèles d’urbanisation et d’habitat », Pour, vol. 218, no 2, p. 71‑79, 2013. https://www.cairn.info/revue-pour-2013-2-page-71.htm
[31] Une énergie infinie et propre, serait le pire scénario -Aurélien Barrau. https://www.youtube.com/watch?v=xDAojbi688I
[32] A. Balmford et al., « The environmental costs and benefits of high-yield farming », Nat. Sustain., vol. 1, no 9, Art. no 9, 2018. https://www.nature.com/articles/s41893-018-0138-5
Conclusion
Résumons : l’intensification de l’activité humaine est à l’œuvre depuis deux siècles environ et particulièrement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle s’inscrit dans un processus global de croissance de la production-consommation, qui nous a conduit à la "grande accélération", une phase marquée par l’évolution brutale de nombreuses tendances socio-économiques (population, PIB, ressources consommées, énergie utilisée, espérance de vie, mortalité infantile…), mais aussi de nombreuses tendances du système Terre (niveau de GES dans l’atmosphère, acidification de l’océan, effondrement de la vie des non humains…).
L’intensification a certes permis de limiter la hausse de la place prise par les activités humaines sur la surface terrestre, mais a aussi eu des conséquences globales catastrophiques pour la biosphère, contribuant de façon décisive à la 6e extinction massive de la vie sur Terre et à un changement climatique soudain. En dépit de ce bilan calamiteux, c’est bien ce processus que les écomodernistes proposent de poursuivre pour concilier activité humaine et préservation de la "nature sauvage".
Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : en restant figés dans notre modèle actuel de "développement", l’extensification ne ferait probablement pas mieux que l’intensification en matière d’impact environnemental – voire ferait pire sur certains aspects si l'on se fie à certaines études [32]. D’ailleurs, l’objet de cet article n’est pas d’opposer intensification et extensification, mais de rejeter l’idée selon laquelle l’intensification permettrait de découpler le développement humain des impacts environnementaux. Le découplage permis par l’intensification, s’il existe, n’est que partiel (il ne concerne que certains aspects de l’altération de l’environnement, comme la perte de surface forestière) et relatif (par exemple, la perte de surface forestière a ralenti, mais la forêt continue de décliner), là où nous avons besoin d’un découplage total et absolu.
Finalement, le problème ne tient pas tant dans la manière (intensification vs extensification, sources d'énergie utilisées...) de mener les activités humaines que dans la nature même de ces activités (artificialiser des sols, répandre des poisons et des déchets, exploiter des êtres vivants…) et, plus encore, leur finalité : produire et consommer toujours plus. Une finalité qui est poussée par le fantasme de l’atteinte du bonheur par la consommation matérielle, ainsi que par le mythe de la possibilité d'une croissance infinie. Un mythe qui n’est aucunement remis question, constituant au contraire un autre pilier central de l’écomodernisme, et auquel je m’attaque dans un autre article.
Henri Cuny