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Des articles de fond sur l'Anthropocène

Anti-écomodernisme volume 2 : Non, les limites à la croissance ne sont pas théoriques

Henri Cuny - 10/03/2024

Celui qui croit en une croissance infinie est soit un fou, soit un économiste, ou un écomoderniste

Nous avons vu dans un article précédent que la pensée écomoderniste repose sur un premier postulat erroné, à savoir que l’intensification des activités humaines découplerait le développement humain des impacts environnementaux. Dans cet article, nous allons voir que cette erreur (majeure) de raisonnement n’est pas la seule en nous attaquant à un deuxième postulat au cœur de la pensée écomoderniste et qui apparait au moins autant contestable : celui selon lequel les limites à la croissance sont théoriques et non pertinentes pour l’activité humaine.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, prenons une seconde pour bien clarifier les termes. Les partisans de ce culte de l’accumulation matérielle (i.e. de la hausse de la production et de la consommation) ont beau avoir fait une OPA sur des mots comme croissance, développement ou progrès, leur conception de ces processus n’en reste pas moins fondamentalement limitée et matérialiste. Par exemple, pour ce qui est de la croissance, nous ne parlons évidemment pas de la croissance de la beauté du monde, de la vie, de la paix, des interactions interhumaines ou avec les non-humains, mais bien d’un pur (hyper)expansionnisme humain qui veut que l’humanité consomme toujours plus d’énergie et de ressources pour produire et consommer toujours plus de biens et de services. Une croissance de la production-consommation qui induit cependant de nombreuses décroissances, la plus terrible étant celle de l’habitabilité de notre planète.

Le mythe d’une croissance infinie de la production-consommation est au cœur de la pensée écomoderniste

Le manifeste écomoderniste [1] réaffirme avec force l’idéal de "progrès" ou de "développement" (drôles de mots pour décrire un phénomène qui altère l’habitabilité planétaire, donc) par la croissance de la production-consommation, en soulignant les évolutions (réelles) en matière de prospérité humaine (augmentation de l’espérance de vie, baisse de la mortalité infantile, réduction des famines…) survenues au cours des deux derniers siècles.

Avec le souhait ardent de poursuivre cette trajectoire, le manifeste écomoderniste va ainsi jusqu’à formuler des doutes quant à l’existence de limites à la croissance de la production et de la consommation, en prétendant que les ressources matérielles et énergétiques sont illimitées :

Dynamique typique d'une population bactérienne en boîte de pétri
Dynamique typique d'une population bactérienne en boîte de pétri

Figure 1 : Dynamique d’une population bactérienne cultivée dans une boîte de pétri. Source : modifié depuis une figure publiée sur Infogreen [2].

“En dépit des affirmations fréquentes ayant vu le jour dans les années 70 et selon lesquelles il y aurait fondamentalement des "limites à la croissance", il y a encore remarquablement peu de preuves que la population humaine et son expansion économique dépasseront la capacité à produire de la nourriture, ou à se procurer des ressources matérielles indispensables dans un avenir prévisible. Si tant est qu’il existe des limites physiques à la consommation humaine, celles-ci sont à ce point théoriques et n’ont dans la pratique aucune pertinence. […]. Avec des terres abondantes et une énergie illimitée, des substituts à d’autres ressources matérielles qui assurent le bien-être humain pourront facilement être trouvés, si ces ressources venaient à manquer ou s’avéraient trop coûteuses.”

Dynamique d'une population de microorganismes dans leur environnement naturel
Dynamique d'une population de microorganismes dans leur environnement naturel

Figure 2 : Dynamique théorique sur le long terme d’une population de microorganismes dans leur environnement naturel. Source : modifié depuis une figure publiée dans Fink & Manhart, Current Opinion in Systems Biology, 2023 [3].

Au-delà de cette dynamique théorique, les recherches ont démontré l’extraordinaire capacité des microorganismes à adapter leur croissance à des environnements changeants [4, 5], notamment lorsque les nutriments se font plus rares. Cette adaptabilité aux conditions environnementale se fait par le recours à diverses stratégies, comme la formation de biofilms, la production d’une matrice extracellulaire ou la "mise en pause" de l’organisme. A l’instar des humains, les microorganismes ont donc des aptitudes incroyables à s’adapter aux variations de leur environnement.

Il n’en reste pas moins que les limites à la croissance sont patentes dans la croissance des microorganismes. D’ailleurs, les limites à la croissance apparaissent évidentes et d’une absolue nécessité dès lors que l’on songe à la vitesse de multiplication des microorganismes. En l’absence de limites, une bactérie comme Escherichia coli pourrait poursuivre une croissance exponentielle et atteindre une population de la masse de la Terre en deux jours [5, 6] ! Autant dire qu’il ne resterait plus beaucoup d’espace pour les autres et que les limites ne seraient alors pas celles des ressources disponibles mais de la place pouvant être occupée.

Quid des macroorganismes ? Eh bien, comme pour les microorganismes, l’étude de la dynamique des populations met en exergue l’existence de limites à la croissance bien plus que la possibilité d’une croissance illimitée. Tous les êtres vivants, notamment pour se nourrir, prélèvent des ressources dans leur environnement. Chez les "non-humains", la balance entre ponction et reconstitution des ressources est globalement équilibrée. Et en cas de déséquilibre, celui-ci ne peut pas subsister très longtemps.

La dynamique proies-prédateurs témoigne de cette limitation. Si, dans un environnement donné, des prédateurs mangent presque toutes leurs proies, ils ne peuvent plus se nourrir. Leur population décline et les proies peuvent alors se multiplier, après quoi la population des prédateurs peut également à nouveau progresser. En dépit des fluctuations à court terme dans les populations, la balance proies-prédateurs reste donc équilibrée à plus long terme. De plus, dans la nature, on estime que seule une attaque de prédateur sur dix serait ponctuée de succès. Ce qui veut dire que, même en cas d’attaque, les proies conservent de grandes chances de survie, ce qui contribue également à l’équilibre proies-prédateurs.

Dynamique théorique des populations de prédateurs et de proies
Dynamique théorique des populations de prédateurs et de proies

Figure 3 : Dynamique prédateurs-proies théorique. Lorsque le nombre de proies augmente, le nombre de prédateurs peut augmenter. Si les prédateurs exercent une pression trop importante sur la population des proies, celle-ci finit par diminuer, ce qui en retour entraîne une baisse du nombre de prédateurs. Actuellement, l’humanité est en pleine montée de la courbe du prédateur, mais les proies ont déjà largement entamé leur chute. Dans la nature, la chute de la courbe du prédateur ne tarde généralement pas à succéder à celle des proies… Source : Wikipédia (https://de.wikipedia.org/wiki/Datei:LotkaVolterra_en.svg).

Selon cette vision, la consommation d’énergie et de ressources n’a théoriquement aucune limite, ce qui ouvre la porte à une croissance illimitée de la population humaine ou de la consommation de chaque individu. Voyons maintenant ce que la science nous dit du caractère théorique ou non des limites à la croissance. Nous ferons pour cela appel à la dynamique des populations, une branche de l’écologie qui s’intéresse à l’évolution des effectifs au sein des populations d’êtres vivants en fonction des influences de l’environnement.

Que nous dit la science des limites à la croissance ?

Si vous avez fait de la microbiologie, peut-être avez-vous déjà cultivé des bactéries dans une boite de pétri. Le jeu consiste à placer dans un récipient cylindrique transparent peu profond (une boîte de pétri, donc) des bactéries avec un gel contenant les nutriments dont elles ont besoin. Dans un tel environnement aux ressources abondantes, avec une température idéale (37 °C), la dynamique de la population bactérienne suit en général un patron typique, exposé sur la figure suivante :

Plusieurs phases peuvent être distinguées :

  • Une première phase de latence, lors de laquelle les bactéries s’adaptent à leur nouvel environnement sans se multiplier.

  • Une phase de croissance exponentielle, qui décrit une population qui augmente de façon… exponentielle (la population double selon un temps donné, par exemple toutes les heures) ; il n’y a alors (pour un temps !) pas de limites à la croissance et le taux de naissance est bien supérieur au taux de mortalité.

  • Une phase stationnaire durant laquelle la population plafonne en raison d’une ou plusieurs limitations environnementales (appauvrissement des ressources, accumulation de déchets…) ; les taux de naissance et de mortalité peuvent rester proches un certain temps, par exemple jusqu'à ce que les ressources soient renouvelées (auquel cas la croissance peut reprendre si c’est bien la disponibilité en ressources qui était limitante), ou jusqu'à ce que les conditions deviennent plus sévèrement limitées (auquel cas on entre dans la phase de déclin).

  • Une phase de déclin durant laquelle la population diminue, le taux de mortalité excédant le taux de natalité en raison de l’aggravation de la (ou les) limitation(s) environnementale(s).

Peut-être qu’en pleine phase de croissance exponentielle, perdue dans l’immensité de sa boîte de pétri, euphorisée par une grande disponibilité des ressources et la multiplication exponentielle de son espèce, une bactérie (écomoderniste ?) suppose-t-elle l’absence de limites à la croissance ? La science est néanmoins formelle : dans une boite de pétri, la croissance est limitée, et ladite bactérie, comme ses congénères, en fera tôt ou tard l’expérience.

La dynamique des populations a été également étudiée pour les microorganismes dans leur environnement naturel. Elle dessine un patron théorique, avec une alternance de hausses et de baisses des populations en fonction de la fluctuation de la disponibilité des ressources [3].

Existe-t-il des limites matérielles et énergétiques à l’activité humaine ?

La biologie démontre sans doute possible que pour les êtres vivants qui peuplent la Terre, la croissance des populations est limitée. Cependant, les plus fervents défenseurs de la croissance économique, comme tous les fanatiques, sont du genre têtu. Ils rétorqueront donc probablement que l’humanité n’est pas dans une boîte de pétri, ou encore qu’avec nos technologies exceptionnelles nous sommes capables de nous affranchir des lois de la nature. Donc, oui, il y a des limites à la croissance des bactéries, des arbres, des antilopes, des fourmis ou des milliards d’autres organismes vivants, mais y a-t-il vraiment des limites à l’expansionnisme humain ?

Je l’admets : l’humanité n’est pas une simple culture en boite de pétri, ni même un être vivant dépendant de la prédation de quelques espèces. L’homme est un prédateur ubiquiste. Contrairement au renard par exemple, il n’exerce pas son activité de prédation que sur les lièvres, les mulots ou les campagnols, mais sur tous les êtres vivants et même sur une bonne partie du monde minéral. La proie de l’homme, ce n’est pas un groupe restreint de végétaux ou d’animaux ; c’est la Terre entière (voire le système solaire désormais pour les plus radicalisés des partisans de la croissance [7]).

Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, la biologie nous enseigne pourtant que c’est bien la croissance illimitée qui est purement théorique, là où les limites à la croissance sont clairement démontrées par l’expérience. Des phénomènes biologiques qui croissent à l’infini, cela n’existe tout simplement pas dans la nature. Prétendre, à l’encontre des faits scientifiques, que les limites à la croissance sont théoriques parait donc pour le moins osé, même pour les systèmes humains. Sur la base des connaissances scientifiques, notamment sur la dynamique des populations d’êtres vivants dans leur milieu, il est par exemple bien difficile de croire que la dynamique entamée voici quelques décennies va pouvoir perdurer bien longtemps.

En théorie, les ressources et l’énergie peuvent sembler illimitées. C’est vrai, les quantités de matière et d’énergie en jeu dans l’univers sont ridiculement grandes par rapport aux besoins humains. Un exemple bien connu (repris par le manifeste) est qu’en un peu plus d’une heure, la Terre reçoit du soleil une quantité d’énergie équivalente à ce que l’activité humaine utilise chaque année [8]. Certes, mais il existe une différence fondamentale entre le potentiel (la théorie enflammée) et le disponible (le réel).

Pour être disponible, une énergie doit être captée, stockée si possible et transportée. Si l’on reprend l’exemple du soleil, le facteur limitant n’est certainement pas la quantité d’énergie reçue à la surface terrestre, mais bien la capacité à effectivement utiliser cette énergie, ce qui passe par son captage, son stockage éventuel et sa distribution. Les végétaux sont infiniment plus doués que les humains pour ça. Un arbre, par exemple, capte l’énergie solaire par la photosynthèse, la stocke dans son organisme (dans le bois notamment) et en assure ultérieurement une répartition équitable pour que les autres êtres vivants puissent en bénéficier (par la chute des feuilles, le bois mort, …).

L’évolution étant ce qu’elle est, nous, humains, sommes plus démunis que les végétaux pour utiliser l’énergie solaire et devons composer avec ce "handicap". Pour utiliser de l’énergie autre que celle que nous ingurgitons, nous ne pouvons pas compter sur nos seuls organismes et devons donc construire des systèmes pour capter ou générer (panneaux solaires, éoliennes, barrages hydroélectriques, puits de pétrole et de gaz, mines de charbon, réacteurs nucléaires…) de l’énergie, la stocker (batteries, supercondensateurs…) et la distribuer (réseau électrique, gazoducs, oléoducs…). Ces systèmes sont couteux (en ressources, en énergie, en espace, en temps de travail…) et ne peuvent pas être installés partout.

En réalité, les ressources et l’énergie disponibles sont donc limitées. D’ailleurs, l’humanité a vécu des centaines de milliers d’années dans un environnement aux ressources et à l’énergie potentiellement illimitées, mais avec une "économie de subsistance" (une expression qui laisse à penser avec condescendance que nos ancêtres n’ont fait que survivre) pleinement adaptée aux ressources et à l’énergie réellement disponibles (et donc limitées).

Qu’est-ce qui a changé ça ? Qu’est-ce qui a fait que des limites qui paraissaient si évidentes sont soudainement devenues si lointaines qu’on en arrive à croire qu’elles n’existent pas ? La révolution est venue de la découverte de sources d’énergie extraordinairement concentrées : les combustibles fossiles. Ces-dernières ont radicalement changé la donne, faisant de chaque humain un Iron Man en puissance [9]. Elles ont entrainé des bouleversements si brutaux et multiples dans l’organisation et le fonctionnement des systèmes humains qu’elles nous ont donné un sentiment d’invulnérabilité.

Comme la bactérie dans sa boite de pétri (oui, c’est une image), il est bien possible que certains se soient laissés grisés par la phase de croissance exponentielle que nous vivons depuis quelques décennies et qui découle de la profusion matérielle et énergétique tirée des ressources fossiles. La puissance que ces-dernières nous ont conférée et les bouleversements qu’elles ont entrainés ont pu laisser accroire que tout était possible pour le futur et qu’il n’y avait effectivement pas de limites, ou que celles-ci étaient tellement lointaines qu’elles n’étaient pas pertinentes.

Pourtant, les ressources fossiles sont elles-aussi limitées, sachant que nous en consommons toujours plus et que nous en sommes donc toujours plus dépendants. En 1950, pétrole, gaz et charbon représentaient environ 70 % de la consommation globale d’énergie (soit un peu plus de 20 000 TWh sur près de 29 000 TWh) [10]. En 2022, ils représentaient près de 80 % d’une consommation globale qui a dans l’intervalle été multipliée par 6 (soit environ 137 000 TWh sur près de 180 000 TWh). Au vu des ordres de grandeurs, les alternatives ont du mal à être crédibles : en 2022, le nucléaire représentait moins de 5 % (6 700 TWh) de l’énergie globale utilisée, et le solaire et l’éolien réunis environ 5 % (9000 TWh), ces sources d’énergie ne se substituant pas aux ressources fossiles mais venant s’y ajouter pour subvenir à une demande croissante.

Par analogie avec la dynamique de la population bactérienne en boîte de pétri, on peut penser qu’après une très longue phase de latence, l’humanité est depuis quelques décennies en pleine phase de croissance exponentielle. Cette croissance fait suite à l’adjonction dans le milieu de ressources abondantes, en l’occurrence les ressources fossiles. Que se passera-t-il lorsque la disponibilité de ces ressources fossiles stagnera ou diminuera ? Bien malin qui pourra le dire, mais il est clair que la poursuite de la croissance de la population humaine semble peu crédible, sans même parler de la croissance de l’économie telle que mesurée par le PIB.

Population humaine globale depuis 1600 et projections au doigt mouillé
Population humaine globale depuis 1600 et projections au doigt mouillé

Figure 4 : Dynamique observée de la population humaine globale depuis 1600 (ligne noire continue) et projections « au doigt mouillé » pour le futur (lignes colorées en pointillé). Après une très longue phase de latence, la population humaine suit depuis quelques décennies une croissance exponentielle, en lien avec l’ajout dans le milieu de ressources abondantes : les combustibles fossiles. Pour quel futur ? Une infinité de scénarios est possible, mais, considérant la finitude des ressources fossiles, les scénarios de poursuite de la croissance semblent difficilement envisageables.

D’autres limites à l’expansionnisme humain ?

Les ressources fossiles nous ont rendus tout-puissants, mais elles sont limitées. De plus, leur usage a des effets secondaires potentiellement dévastateurs pouvant aussi constituer une sérieuse limite aux velléités expansionnistes de certains. Il y a bien sûr la question des émissions de GES et des changements climatiques induits, mais le fait général est que nous utilisons la toute-puissance conférée par les ressources fossiles pour altérer l’habitabilité planétaire.

Nous l’avons vu pour les bactéries, la disponibilité des ressources n’est pas le seul facteur limitant et la dégradation des conditions de culture peut tout à fait mettre un terme à la croissance et même entrainer un déclin. En suivant la trajectoire actuelle, il est bien possible que la détérioration des conditions de notre existence même finisse par atteindre un seuil au-delà duquel un déclin humain sera inévitable.

C’est d’ailleurs une coïncidence amusante : l’écomodernisme postule l’absence de limites à la croissance à un moment où la science conceptualise les limites planétaires [11]. Neuf processus fondamentaux pour le fonctionnement du système terrestre, dont chacun est clairement modifié par l'action de l'homme, constituent le cadre conceptuel des limites planétaires. Pour six de ces neuf processus, l’évaluation scientifique montre que la trajectoire récente nous a d’ores et déjà emmenés en dehors de la zone de sécurité (i.e. que la limite planétaire a été dépassée). Un dépassement des limites qui fait peser des risques croissants sur le développement des sociétés humaines et des écosystèmes [11].

Les 9 limites planétaires définies par le Stockholm Resilience Centre
Les 9 limites planétaires définies par le Stockholm Resilience Centre

Figure 5 : Les 9 limites planétaires définies par le Stockholm Resilience Centre. 6 limites auraient déjà été dépassées, ce qui induit un accroissement des risques qui pèsent sur le développement des sociétés humaines et des écosystèmes. Sources : Image originale du Stockolm Resilience Centre (https://www.stockholmresilience.org/research/planetary-boundaries.html), traduction par Bon Pote (https://bonpote.com/la-6eme-limite-planetaire-est-officiellement-depassee/).

De la même façon, le tableau de bord planétaire (ou tableau de bord de l’Anthropocène) révèle la croissance fulgurante (la "grande accélération") de nombreuses tendances du système Terre au cours des dernières décennies (concentration de GES dans l’atmosphère, acidification de l’océan, dégradation de la biosphère…), suggérant que ces dynamiques ne pourront pas être poursuivies bien longtemps sans conséquences graves pour les humains comme pour l’ensemble de la vie sur Terre [12].

Encore d’autres limites ?

Les parties précédentes ont démontré qu’il existe au moins deux limites fondamentales à l’expansionnisme humain : la disponibilité des ressources (avec la différence cruciale entre les ressources théoriques, potentiellement illimitées, et les ressources réellement disponibles, foncièrement limitées) et la détérioration de l’environnement (évaluée dans le tableau de bord de l’Anthropocène ou par les limites planétaires). Deux limites qui laissent à penser que postuler l’absence de limites physiques à la croissance est particulièrement théorique, voire dangereusement irrationnel.

Ces deux limites majeures sont des limites écologiques, c’est-à-dire qu’elles sont liées aux lois physiques qui gouvernent le fonctionnement des écosystèmes terrestres. Elles correspondent aux limites physiques que les écomodernistes supposent théoriques et non pertinentes. Il existe cependant d’autres limites à la croissance. Je les développerai peu, car elles sont moins directement liées aux limites physiques auxquelles les écomodernistes font référence, mais il est intéressant de les mentionner pour comprendre que la croissance reste un processus fondamentalement contraint par des limites multiples.

Timothée Parrique, par exemple, ajoute aux limites écologiques des limites sociales et politiques à la croissance de la production-consommation [13]. Les limites sociales sont liées à ce que Timothée Parrique appelle « la sphère de la reproduction » (en opposition à la « sphère de la production » telle qu’évaluée par le PIB), c’est-à-dire un ensemble de conditions (repos, famille, travail non rémunéré…) nécessaires au maintien de la production. La sphère de la reproduction n’est pas extensible à l’infini (elle tend même au contraire à être réduite par la croissance de la sphère de la production), ce qui constitue une limite à l’extension de la sphère de la production.

Les limites politiques sont davantage liées aux inégalités et au fait que la poursuite de la croissance de la production-consommation n’est en rien garante du bien-être et du bonheur des individus. Le célèbre paradoxe d'Easterlin, par exemple, stipule qu’au-delà d'un certain seuil, la poursuite de la hausse du revenu ou du PIB par habitant ne se traduit pas mécaniquement par une hausse du bonheur des individus. On peut y ajouter que prolonger la croissance ne se traduit pas nécessairement par une hausse du contentement des besoins de chacun. Aujourd’hui, la croissance de la production se traduit par une augmentation des inégalités, l’essentiel de la production étant capté par une poignée d’humains au pouvoir démesuré.

Ces limites rejoignent le débat philosophique autour de la croissance, qui, au-delà d’un certain niveau de production-consommation, peut très bien être vue comme un processus qui n’est plus souhaitable. En clair, la croissance ne pourrait (devrait !) être vue que comme un moyen transitoire d’amélioration des conditions matérielles pour la vie humaine, et non comme une finalité à rechercher ad vitam aeternam.

Aujourd’hui, la production économique est largement suffisante pour subvenir aux besoins des individus. Le fait que certains ne disposent même pas du minimum vital est essentiellement dû à un problème d’allocation de la production économique, et non au volume de production en lui-même. Plutôt que de produire plus (ce qui, comme le montre l’accroissement des inégalités, ne permet pas à ceux qui ont peu d’avoir plus, mais plutôt à ceux qui ont déjà beaucoup d’avoir encore plus), nous pourrions très bien faire le choix de produire moins et de distribuer plus équitablement. Nous pourrions finalement atteindre une économie stationnaire (ou une économie de post-croissance) qui assurerait le contentement des besoins du plus grand nombre en tenant compte des limites écologiques. Un choix qui impliquerait une révision en profondeur (autant dire une révolution) de notre organisation sociale bien plus que le développement de moyens technologiques visant à produire plus. Cette possibilité n’est évidemment aucunement discutée par les écomodernistes, qui voient dans la croissance telle que pensée depuis deux siècles une finalité ultime à poursuivre à tout prix.

On peut enfin ajouter aux limites écologiques, sociales et politiques une autre forme de limites dont on parle beaucoup trop peu à mon goût (une conséquence de l’anthropocentrisme et de la sanctification de l’humain) : les limites humaines, que j’ai développées dans mon ouvrage Le bon, la brute et le tyran – Ce que l’Anthropocène dit de nous [14]. Oui l’homme est un être brillant, mais son intelligence n’en est pas moins limitée. À ce sujet, une théorie particulièrement intéressante est celle qui oppose la dynamique lente d’évolution de notre biologie et la dynamique rapide d’évolution imposée par les technologies modernes [15].

D’un côté, notre biologie évolue très lentement. Par exemple, notre anatomie et notre cerveau auraient peu évolué depuis des milliers d’années [16]. Nous serions donc très semblables à nos lointains ancêtres, et certains traits de notre comportement ont été sélectionnés pour le mode de vie chasseur-cueilleur qui a prévalu pendant plus de 95 % de notre histoire. D’un autre côté, depuis quelques siècles et plus encore depuis quelques décennies, notre environnement technologique a connu des développements considérables, et ces-derniers s’accélèrent. En résumé, notre biologie n’évolue pas du tout au même rythme que la technologie.

La conséquence de cette "désynchronisation" entre biologie et technologie, c’est que nous ne sommes pas du tout armés pour faire face à certains aspects du monde moderne justement liés à la technologie. Ce "handicap" se manifeste par un certain nombre de défauts de pensée, dont les bien connus biais cognitifs, des mécanismes de pensée faussement logiques, le plus souvent inconscients, qui entraînent une distorsion systématique dans le traitement de l’information. Nous serions tout simplement criblés de biais cognitifs, puisque plusieurs dizaines ont été recensés [17]. Ces biais peuvent avoir des conséquences graves, notamment dans notre (in)capacité de répondre aux crises que nous avons créées [15]. Il serait donc sain de reconnaitre nos propres limites, qui constituent une limite majeure à l’hyper-expansionnisme humain.

Références

[1] J. Asafu-Adjaye, L. Blomqvist, S. Brand, B. Brook, R. Defries, et E. Ellis, « Un manifeste éco-moderniste », 2015. http://www.ecomodernism.org/francais

[2] Infogreen, « La boîte de Petri et la population mondiale », Infogreen, 2022. https://www.infogreen.lu/la-boite-de-petri-et-la-population-mondiale.html

[3] J. W. Fink et M. Manhart, « How do microbes grow in nature? The role of population dynamics in microbial ecology and evolution », Curr. Opin. Syst. Biol., vol. 36, p. 100470, 2023. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S2452310023000276

[4] J. W. Fink, N. A. Held, et M. Manhart, « Microbial population dynamics decouple growth response from environmental nutrient concentration », Proc. Natl. Acad. Sci., vol. 120, no 2, p. e2207295120, 2023. https://www.pnas.org/doi/full/10.1073/pnas.2207295120

[5] M. Bergkessel, D. W. Basta, et D. K. Newman, « The physiology of growth arrest: uniting molecular and environmental microbiology », Nat. Rev. Microbiol., vol. 14, no 9, p. 549‑562, 2016. https://www.nature.com/articles/nrmicro.2016.107

[6] « Population dynamics », Nat. Rev. Microbiol., vol. 14, no 9, p. 543, 2016. https://www.nature.com/articles/nrmicro.2016.123

[7] A. Piquard, « Jeff Bezos rêve d’envoyer l’humanité dans l’espace », Le Monde, 2021. https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/06/11/jeff-bezos-reve-d-envoyer-l-humanite-dans-l-espace_6083678_3234.html

[8] « Quel est le potentiel énergétique de l’énergie solaire ? », Futura Sciences. https://www.futura-sciences.com/planete/questions-reponses/energie-renouvelable-potentiel-energetique-energie-solaire-999/

[9] J.-M. Jancovici et C. Blain, Le Monde sans fin, miracle énergétique et dérive climatique, Dargaud. 2019.

[10] H. Ritchie, M. Roser, et P. Rosado, « Energy », Our World in Data, 2023. https://ourworldindata.org/energy

[11] W. Steffen et al., « Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet », Science, vol. 347, no 6223, p. 1259855, 2015. https://www.science.org/doi/10.1126/science.1259855

[12] W. Steffen, W. Broadgate, L. Deutsch, O. Gaffney, et C. Ludwig, « The trajectory of the Anthropocene: The Great Acceleration », Anthr. Rev., vol. 2, no 1, p. 81‑98, 2015. https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/2053019614564785

[13] T. Parrique, Ralentir ou périr - L’économie de la décroissance, Seuil, 2022.

[14] H. Cuny, Le bon, la brute et le tyran - Ce que l’Anthropocène dit de nous. Maïa, 2023.

[15] S. Bohler, Le bug humain, Robert Laffont, 2019.

[16] S. Neubauer, J.-J. Hublin, et P. Gunz, « The evolution of modern human brain shape », Sci. Adv., vol. 4, no 1, p. eaao5961, 2018. https://www.science.org/doi/10.1126/sciadv.aao5961

[17] « Biais cognitif », Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Biais_cognitif&oldid=213053318

Conclusion

La biologie a démontré à maintes reprises l'existence de limites à la croissance des êtres vivants, que ce soit en conditions expérimentales ou dans les milieux naturels. Les êtres vivants entrent en compétition ou coopèrent pour vivre dans un environnement contraint, notamment au regard de ressources limitées.

Les limites physiques à la croissance apparaissent d'ailleurs comme une bienvenue loi de la nature, puisqu'elles permettent l'expression de la vie dans toute sa diversité, plutôt que la croissance infinie d'une unique forme de vie qui finirait par prendre toute la place.

Sous l’impulsion des ressources fossiles, qui ont permis de considérablement accroitre le potentiel d’extraction et de transformation des ressources, les humains ont réussi à repousser, au moins pour un temps, les limites à la croissance de l’activité humaine. Toutefois, cette extension « anormale » de la sphère humaine est totalement tributaire de ressources (les fossiles, donc) elles-mêmes limitées, et a entrainé des déséquilibres qui font peser des menaces croissantes sur la continuation du développement des sociétés humaines, voire sur leur existence même.

Certes, l'apport continu de ressources additionnelles (du système solaire ? de la galaxie ?) et l'élimination des déchets éventuels (dans l'espace ?) offre peut-être le potentiel de repousser encore davantage les limites à la croissance. Mais au-delà de la théorie enflammée il y a les faits, et ceux-ci montrent sans ambiguïté qu'une croissance illimitée est infiniment plus théorique que l'existence de limites à la croissance. Dès lors, considérer qu’il existe des limites à la croissance et tenir compte de ces limites dans son projet de développement, autrement dit adopter une attitude anti-écomoderniste, semble autrement plus sérieux et sensé que l’inverse.

Henri Cuny