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Des articles de fond sur l'Anthropocène
Anti-écomodernisme volume 3 : Il ne suffit pas de se dire moderne pour être moderne
Pourquoi le techno-solutionnisme n'a rien de moderne
De nos jours, nombreux sont ceux qui croient en la technologie pour nous rendre plus vertueux et pour répondre à des défis comme "la lutte contre le changement climatique". Ces techno-solutionnistes revendiquent bien souvent le fait d’être modernes, vouant en même temps aux gémonies ceux qui pensent différemment (i.e. ceux qui émettent des réserves quant à la solution technologique), en les qualifiant d’infâmes réactionnaires voulant retourner au temps des cavernes.
On peut citer en premier lieu des gens comme Jeff Bezos, Emmanuel Macron, ou Bruno Le Maire, qui n’ont pas de mots assez durs pour qualifier ceux qui souhaiteraient avant tout changer de modèle de développement [1, 2, 3]. De même, les autoproclamés "écomodernistes", fervents techno-solutionnistes, assument et revendiquent jusque dans le nom de leur mouvement (l’écomodernisme, donc) leur modernité.
Dans cet article, je propose de réfléchir au caractère prétendument moderne du recours à la technologie pour "améliorer" notre rapport à la nature. Mais, avant d’entrer dans le vif du sujet, qu’est-ce qu’être moderne ?
Que signifie "être moderne" ?
D’après Wikipédia, "la modernité est un concept désignant l’idée d'agir en conformité avec son temps et non plus en fonction de valeurs, considérées de facto comme dépassées. […] Très lié aux idées d'émancipation, de croissance, d'évolution, de progrès et d'innovation, le concept de modernité constitue l’opposé non seulement des idées d'immobilisme et de stagnation mais des idées d'attachement au passé (tradition, conservatisme…) : être moderne, c'est d'abord être tourné vers l'avenir." [4]
La modernité s’apprécie donc relativement au passé et suppose que l’état présent est meilleur qu’un état plus ancien, et que demain le sera encore davantage. Autrement dit, être moderne implique une rupture avec un passé jugé négativement au niveau des conceptions et des comportements.
Penchons-nous maintenant sur la question qui nous occupe : être techno-solutionniste fait-il de vous quelqu’un de moderne ?
Sous l’angle matériel, le techno-solutionnisme est moderne
Si on considère les choses sous l’angle purement matériel, on pourrait avoir tendance à dire que les techno-solutionnistes (incluant les éco-modernistes, donc) sont effectivement modernes. Après tout, ne militent-ils pas à fond pour l’innovation et le recours aux technologies les plus récentes pour "résoudre la crise environnementale" ? D’une certaine façon, ces gens-là "vivent avec leur temps", comme on dit, et voient dans les développements contemporains des moyens évidents de progrès. Nous pouvons faire aujourd’hui et demain mieux qu’hier, et ce mieux vient notamment des technologies les plus récentes, plus "propres" et plus efficientes que celles d’avant.
Cependant, être friands des moyens matériels actuels, comme les nouvelles technologies, suffit-il à faire de vous quelqu’un de moderne ? Si vous êtes un connaisseur et un utilisateur passionné des nouvelles technologies mais que vous souscrivez à des conceptions archaïques sur un tas de sujets (place de la femme dans la société, éducation des enfants, …), serez-vous jugé "moderne" ? Probablement pas, car être moderne implique peut-être avant tout de souscrire à une vision du monde qui ne soit pas celle d’un passé lointain.
Clairement donc, si les techno-solutionnistes se caractérisent par leur appétence pour les nouvelles technologies, cela ne suffit pas pour les qualifier de modernes ; il faut pour cela se pencher sur les grandes conceptions qui les animent.
Dans ses fondements philosophiques, le techno-solutionnisme est un passéisme
Pour comprendre la vision du monde des partisans de la solution technologique et juger de la modernité de celle-ci, commençons par lister les trois grandes idées qui sont aux fondements du techno-solutionnisme :
Il faut maitriser la nature par la science et la technique ;
L’homme est séparé de la nature ;
Les ressources naturelles sont illimitées.
J’ai déjà montré dans un autre article que l’idée numéro 3 était irrationnelle et je ne reviendrai pas ici sur son caractère moderne ou non, même si l’hypothèse de ressources illimitées transparait déjà au 19e siècle [5]. Voici par exemple ce que Jean-Baptiste Say enseignait dans son Cours complet d’économie politique pratique, en 1828-1830 : "Les ressources naturelles sont inépuisables, car sans cela nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant être ni multipliées ni épuisées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques." [5]
Penchons-nous désormais sur les idées 1 et 2 pour juger de leur modernité.
Vision passéiste n°1 : Maîtriser la nature par la science et la technique
La réalisation d’un grand découplage entre le développement humain et l’altération de l’environnement est au cœur du projet des partisans de la solution technologique, la technologie étant justement la "baguette magique" permettant de réaliser ce découplage. Voici comment cette ambition est très tôt formulée dans le manifeste écomoderniste [6] :
“En tant qu’universitaires, scientifiques, militants et citoyens, nous écrivons ce manifeste animés par la conviction que le savoir et la technologie, appliqués avec sagesse, pourraient permettre que ce soit un bon, voire remarquable, Anthropocène.”
Ou encore juste après :
“[…] les technologies modernes, en utilisant de manière plus efficace les flux et les services des écosystèmes naturels, offrent une chance réelle de réduire l’ensemble des impacts humains sur la biosphère. Adopter ces nouvelles technologies, c’est trouver des chemins vers un bon Anthropocène.”
J’ai déjà abordé le fait que ce découplage était aujourd’hui parfaitement hypothétique et aucunement attesté par les faits. En ce sens, des synthèses des connaissances actuelles ont montré qu’il n’existait à ce stade aucun découplage sérieux entre la croissance économique et l’altération de l’environnement, et surtout que la survenue d’un tel découplage était très improbable à brève échéance [7, 8].
Outre son caractère illusoire, l’ambition du découplage par la technologie est symptomatique d’une civilisation technicienne de scientifiques et d’ingénieurs, qui considère tous les problèmes sous l’angle du défi technique à résoudre, sans jamais interroger les causes profondes desdits problèmes. Ainsi du changement climatique, qui, comme le formule très explicitement le manifeste écomoderniste, ne serait qu’un problème technique à résoudre, et en aucun cas une résultante d’un modèle de développement (au hasard : brûler des quantités démentielles d’énergie pour produire et consommer toujours plus et ainsi accroitre le PIB) :
“Une atténuation significative du changement climatique est, fondamentalement, un défi technologique.”
Évidemment, cette idée de recourir à la science et la technologie pour améliorer la condition humaine va de pair avec un idéal de maîtrise et de domination de la nature :
“Un bon Anthropocène exige que les humains utilisent leurs capacités techniques, économiques et sociales, sans cesse grandissantes, pour améliorer la condition humaine, stabiliser le climat, et protéger la nature.”
Grâce à nos connaissances et nos savoir-faire, nous allons stabiliser le climat et protéger la nature, ce qui suppose l’expression d’une incroyable maîtrise (pour contrôler le climat) et d’une hégémonie (la nature étant désormais placée sous protection de l’homme).
Ne commettons pas l’erreur de croire que ce mode de pensée n’est réservé qu’à quelques "technophiles" radicaux : il est au cœur de notre civilisation. Par exemple, la gestion durable constitue le paradigme contemporain de l’homme en grand maître de la nature, dont il est le gestionnaire et le jouisseur. Par une application subtile de nos savoirs, nous allons "manager" la nature, en "régulant" les populations des "nuisibles" et des "utiles", en "gérant" les flux biogéochimiques (carbone notamment) à partir d’une comptabilité fine, en "adaptant" les écosystèmes au changement climatique, … Voici venu le temps des "scientifiques irresponsables [NDLA : si encore il n’y avait que les scientifiques !] à l’empire d’un géopouvoir émergent, qui reconceptualise la Terre comme un système à connaître et gérer pour en tirer le rendement soutenable maximal." [9]
La conception selon laquelle il faut utiliser la science et la technique pour contrôler la nature et ainsi rendre l’humanité toute-puissante constitue donc un paradigme dominant de notre époque. Pour autant, est-elle moderne ? Autrement dit, la croyance en la science et la technique pour contrôler la nature et ainsi accroitre le pouvoir humain constitue-t-elle une rupture philosophique par rapport aux croyances du passé ?
Clairement, pas le moins du monde ! Le 17e siècle par exemple, siècle d’émancipation de la science, est profondément marqué par la propagation de l’idée que le savoir et la technique sont vecteurs de progrès et de puissance, car ils permettent de maîtriser de la nature. Citons par exemple Francis Bacon, considéré comme un père fondateur de la science telle qu’elle est encore pratiquée aujourd’hui :
“S’il se trouve un mortel qui n’ait d’autre ambition que celle d’étendre l’empire et la puissance du genre humain tout entier sur l’immensité des choses, cette ambition, on conviendra qu’elle plus pure, plus noble et plus auguste que toutes les autres ; or l’empire de l’homme sur les choses n’a d’autre base que les arts et les sciences, car on ne peut commander à la nature qu’en lui obéissant.” (Francis Bacon, Novum Organum, 1620)
Francis Bacon aurait, dans le même ordre d’idée, dit que "La connaissance est en elle-même puissance" ou encore que "Le savoir, c’est le pouvoir". On retrouve donc déjà clairement l’idée de recourir à la science et la technique pour accroitre la puissance humaine et dominer la nature.
René Descartes va un cran plus loin dans l’idée de contrôler et s’approprier la nature par la science et la technique, comme il l’explique dans ce texte comprenant notamment le célèbre appel à "nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature" :
“Car elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu'au lieu de cette philosophie spéculative, qu'on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent […], nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie.” (René Descartes, Discours de la méthode, 1637)
Descartes postule donc déjà l’arrivée d’une humanité devenue maître du monde grâce à la connaissance. On retrouve au 19e siècle l’ambition prométhéenne de Descartes dans le "démon de Laplace", qui ouvre la voie à la possibilité d’un contrôle total et absolu de la nature par la connaissance :
“Une intelligence qui pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir comme le passé, serait présent à ses yeux.” (Pierre-Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, 1814)
Un peu après, Auguste Comte abonde dans l’idée de connaître la nature pour entrer dans une position de maîtrise des évènements :
“Sans doute, quand on envisage l'ensemble complet des travaux de tout genre de l'espèce humaine, on doit concevoir l'étude de la nature comme destinée à fournir la véritable base rationnelle de l'action de l'homme sur la nature, puisque la connaissance des lois des phénomènes, dont le résultat constant est de nous les faire prévoir, peut seule évidemment nous conduire, dans la vie active, à les modifier à notre avantage les uns par les autres. [...]. En résumé, science, d'où prévoyance ; prévoyance, d'où action : telle est la formule très-simple qui exprime, d'une manière exacte, la relation générale de la science et de l'art, en prenant ces deux expressions dans leur acception totale.” (Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 1828-1842)
Une citation souvent résumée par la locution "Savoir pour prévoir, afin de pouvoir". Il faut connaître la nature, car cette connaissance est source de pouvoir. Un état d'esprit dont témoignent les deux grandes tentatives d'inventaire de la nature du 18e siècle, par Carl von Linné avec son Systeme Naturae (1735) et Buffon avec son Histoire naturelle (1749).
Figure 1 : L’idée d’une maitrise de la nature par la science et la technique diffusée par Francis Bacon (1561-1626 ; à gauche), René Descartes (1596-1650 ; au milieu) et Auguste Comte (1798-1857 ; à droite) imprègne encore puissamment les esprits d’aujourd’hui. Ce n’est pas pour rien si ces trois personnages sont considérés comme des pères fondateurs de la méthode scientifique moderne. Mais doit-on considérer comme modernes des idées formulées il y a de cela plusieurs siècles ?
Clairement donc, le projet de recourir au savoir (acquis par la science) et à son application pratique (par la technique) pour maîtriser la nature ne peut en aucun cas être qualifié de moderne. L’idée était déjà largement formulée au 17e siècle et peut-être avant, son origine précise restant difficile à déterminer. On peut cependant supposer que les grandes avancées scientifiques de l’époque, notamment le modèle héliocentrique proposé par Copernic dès le début du 16e siècle et les travaux subséquents de Bruno, Galilée, Kepler ou Newton, ont joué un rôle fondamental dans l’émergence d’une vision partagée d’une science toute-puissante, source de connaissance et de maîtrise du monde. Une vision qui imprègne encore profondément les esprits aujourd’hui, mais néanmoins vieille de plusieurs siècles.
Vision passéiste n°2 : L'homme est séparé de la nature
Souscrire à l’idée que l’on peut "dompter" la nature en la connaissant mieux repose sur un autre postulat : celui selon lequel nous ne faisons pas partie de la nature. Ce dualisme homme-nature est très prégnant dans le manifeste écomoderniste :
“Les processus de modernisation, qui ont libéré l’humanité de plus en plus de la nature...”
Ou plus loin :
“[…] nous en rejetons un autre [d’idéal], selon lequel les sociétés humaines doivent s’harmoniser avec la nature afin d’éviter un effondrement économique et écologique.”
Ou encore :
“Le rôle que joue la technologie dans la réduction de la dépendance de l’humanité à la nature explique ce paradoxe. Les technologies humaines, de celles qui ont permis à l’agriculture de remplacer la chasse et la cueillette, à celles qui soutiennent l’économie mondialisée d’aujourd’hui, ont rendu les humains moins dépendants des nombreux écosystèmes qui autrefois assuraient seuls leur subsistance, alors même que ces écosystèmes ont souvent été laissés profondément endommagés.”
À la lecture de ces passages, le dualisme homme-nature ressort clairement : grâce au savoir et à la technologie, l’homme s’est "extrait" de la nature, de laquelle il évolue désormais indépendamment et dont il n’aurait plus foncièrement besoin.
Ce dualisme homme-nature intègre en fait deux concepts clés : l’anthropocentrisme et la supériorité de l’homme sur la nature.
Figure 2 : Le dualisme homme-nature intègre deux concepts fondamentaux au cœur de la pensée contemporaine, avec A) l’anthropocentrisme, selon lequel l’homme est au centre de tout et donne sens au monde, ce qui lui confère le devoir d’étendre son empire sur son entourage, à commencer par les autres êtres vivants, la Terre et même l’Univers entier et B) la supériorité de l’homme sur la nature, l’esprit humain plus particulièrement étant ce qui élève l’homme par rapport aux autres êtres vivants, qu’il doit dominer (aujourd’hui, on dit plutôt gérer ou réguler, mais la finalité est bien entendu la même).
A) Anthropocentrisme
B) Supériorité
Ce dualisme (et donc l’anthropocentrisme ainsi que l’idée de supériorité humaine) est au cœur de notre civilisation (cf. le paradigme de gestion durable évoqué précédemment, mais aussi la géo-ingénierie bien sûr, ou encore la mise sur un piédestal de l’humanisme, qui est un pur anthropocentrisme, …), à un point tel que nous ne nous en rendons même plus compte. Il n’est cependant aucunement moderne et trouve ses fondements dans un passé lointain.
Par exemple, il transpire très largement des différentes citations rapportées dans la partie précédente. Avec l’instauration d’une mythologie technique toute-puissante et bienfaisante se développe en effet une vision mécaniste de la nature, qui se conçoit dès lors comme "un livre écrit en langage mathématique", pour reprendre les mots de Galilée. L’essor de cette vision mécaniste conduit à un "désenchantement du monde", selon l’expression de Max Weber, et à l'idée d'une "nature-objet" séparée d'un "homme-esprit" et susceptible d'être "maîtrisée" par ce dernier. Dans cet ordre d’idées, citons Hegel, au 19e siècle :
“L'outil est la ruse de la Raison par laquelle la nature est tournée contre la nature, si bien que l'homme n'est pas subjugué par l'extériorité inerte. Ces découvertes humaines appartiennent à l'Esprit ; un instrument inventé par l'homme est plus haut qu'une chose de la nature ; car il est une production de l'Esprit.” (Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Leçons sur la Philosophie de l’histoire, 1822-1830)
L’homme, être doué d’intelligence et de raison, se place au-dessus de la nature qui n’est qu’un décor froid et mécanique, un monde désenchanté dont les secrets peuvent être percés par l’esprit. Il se développe ainsi un rapport vertical entre une humanité démiurgique qui donne sens au monde et une nature-objet inerte qu'il faut connaitre.
Le dualisme homme-nature est donc ancien, et il est même sûrement bien antérieur à l'idée du contrôle de la nature par la science et la technique, puisqu'il en est un prérequis (difficile de se dire qu'on va maîtriser/contrôler/dominer quelque chose dont on se sent faire pleinement partie). On le retrouve ainsi très nettement dans les monothéismes dominants, qui placent tous l’homme comme création ultime de Dieu à laquelle la nature, sorte de décor inanimé, est mise à disposition*. Ainsi en est-il dans ce passage souvent évoqué de la Bible :
“Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre.”
Pris littéralement, le texte est explicite : il est dans le devoir de l’homme de dominer et de gouverner les autres éléments terrestres.
Dans un texte devenu célèbre, Lynn White a ainsi fait plus particulièrement du christianisme la cause principale du désastre écologique, notamment en raison de son anthropocentrisme ultime [10]. Par contraste, on peut supposer que les textes monothéistes ne sont que des reflets des pensées dominantes de l'époque, c’est-à-dire davantage la conséquence que la cause d’une façon de penser. C'est d'ailleurs peut-être leur donner beaucoup trop d'importance que de croire que ces textes ont totalement révolutionné notre manière de voir le monde, comme s’ils étaient des émanations divines guidant soudainement l’humanité vers une nouvelle voie. Non, ils sont peut-être avant tout des miroirs de leur époque. Auquel cas les religions monothéistes sont à voir comme des intégrateurs et des propagateurs de l’anthropocentrisme et de la supériorité de l’homme sur la nature plutôt que comme l’origine de ces conceptions.
En ce sens, il est probable que le dualisme homme-nature soit né bien avant l’émergence des monothéismes. Par exemple, le développement de l’agriculture à partir d’environ 10 000 ans avant notre ère peut être vu comme un facteur majeur de l’émergence d’une pensée dissociant l’homme de la nature. "La sédentarisation et la domestication vont en effet de pair avec l’établissement de frontières nettes entre le monde humain et le monde extérieur. Lorsque vous passez la majorité de votre vie dans un environnement que vous modelez exactement selon vos souhaits et qui vous sépare de l’extérieur, vous vous extrayez du monde. L’homme n’est plus un élément du cosmos naturel soumis aux changements constants de la nature. Il devient un élément qui modèle la nature selon sa volonté. Il y a un renversement total dans la relation homme-nature : ce n’est plus l’homme qui s’adapte à la nature, mais la nature qui s’adapte à l’homme." [11]
Tous les éléments rapportés ci-dessus le montrent : le dualisme homme-nature est très ancien et imprègne toujours puissamment les esprits. Pourtant, comme le géocentrisme en son temps, il a été largement mis à mal par la science au cours des deux derniers siècles.
Charles Darwin déjà, avec sa théorie de l’évolution publiée dans L’origine des espèces [12], a montré dès 1849 ce qui constituera peut-être un scoop pour certains encore aujourd’hui : l’homme, comme des millions d’autres êtres vivants avec lesquels il coexiste sur Terre, est issu d’un long processus de diversification de la vie, et non un être supérieur soudainement apparu dans un décor naturel fait sur mesure pour assurer son contentement. Cette révélation, toutefois, n’a pas mis un terme à la vision de l’homme trônant sur le reste vivant, comme en témoignent les arbres phylogénétiques publiés postérieurement à L’origine des espèces.
Figure 3 : Arbre phylogénétique de Haeckel datant du 19e siècle (1879). L’homme trône au sommet de l’évolution et domine le reste du vivant. Cet arbre, postérieur à la publication de L’origine des espèces (1849) de Darwin, témoigne d’un anthropocentrisme et d’un sentiment de supériorité de l’homme sur la nature qui ont encore cours aujourd’hui. Source : Wikipédia [13].
Les progrès en génétique et les recherches en écologie du 20e siècle vont confirmer ce que la théorie de Darwin postulait : les êtres vivants sont tous liés, par des liens de filiation et dans des relations d’interdépendance. Et l’homme fait pleinement partie de ce Tout. Il n’y a donc pas l’homme d’un côté et le reste du vivant de l’autre, mais des milliards d’espèces apparentées et qui ont besoin les unes des autres pour vivre ensemble sur cette planète.
Enfin, le tableau de bord de l’Anthropocène prouve également qu’il n’y a pas les "systèmes humains" d’un côté et les "système naturels" de l’autre, mais bien une totale interdépendance entre l’activité humaine et la trajectoire de la Terre [14]. L’activité humaine abuse de la surface terrestre et des "non-humains" pour produire et consommer toujours plus, et cette surexploitation se fait durement ressentir en altérant l’habitabilité planétaire et en provoquant un déclin généralisé du vivant.
La conclusion de cette partie est limpide : le dualisme homme-nature est une conception remontant à des âges immémoriaux, qui de plus ignore les savoirs contemporains sur les relations d’interdépendance et les liens de filiation entre les multiples formes de vie qui peuplent la surface terrestre, l’homme étant une forme de vie parmi les autres. Difficile, dans ces conditions, de qualifier le techno-solutionnisme ou l’écomodernisme, mouvements qui ont le dualisme chevillé au corps, de modernes.
Références
[1] « Macron se moque des défenseurs du « modèle amish » au détriment de la 5G », 20 minutes. https://www.20minutes.fr/high-tech/2861835-20200915-5g-macron-moque-defenseurs-modele-amish-detriment-nouvelle-technologie
[2] « Bruno Le Maire sur LinkedIn : Croissance et climat sont compatibles ! Je ne crois pas à l’idéologie de la décroissance et je la combattrai ». https://fr.linkedin.com/posts/brunolemaire_croissance-et-climat-sont-compatibles-je-activity-7138060226502512641-l4yR
[3] A. Piquard, « Jeff Bezos rêve d’envoyer l’humanité dans l’espace », Le Monde, 2021. https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/06/11/jeff-bezos-reve-d-envoyer-l-humanite-dans-l-espace_6083678_3234.html
[4] « Modernité », Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Modernit%C3%A9&oldid=212161853
[5] J.-B. Say, Cours complet d’économie politique pratique, Tome 1. Paris: Guillaumin, 1832.
[6] J. Asafu-Adjaye, L. Blomqvist, S. Brand, B. Brook, R. Defries, et E. Ellis, « Un manifeste éco-moderniste », 2015. http://www.ecomodernism.org/francais
[7] T. Parrique et al., « Decoupling debunked: Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability. European Environmental Bureau. », 2019. https://eeb.org/library/decoupling-debunked/
[8] H. Haberl et al., « A systematic review of the evidence on decoupling of GDP, resource use and GHG emissions, part II: synthesizing the insights », Environ. Res. Lett., vol. 15, no 6, p. 065003, 2020. https://iopscience.iop.org/article/10.1088/1748-9326/ab842a
[9] A. Saint-Martin, « Bonneuil (Christophe), Fressoz (Jean-Baptiste), L’événement anthropocène. La terre, l’histoire et nous, Paris, Le Seuil, coll. “Anthropocène ”, 2013, 304 pages. », Politix, vol. 111, no 3, p. 202‑207, 2015. https://www.cairn.info/revue-politix-2015-3-page-202.htm
[10] L. T. White, Les racines historiques de notre crise écologique. Presses Universitaires de France, 1967.
[11] H. Cuny, Le bon, la brute et le tyran - Ce que l’Anthropocène dit de nous. Maïa, 2023.
[12] C. Darwin, L’origine des espèces : Au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie. 1949.
[13] « Arbre phylogénétique », Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Arbre_phylogénétique
[14] W. Steffen, W. Broadgate, L. Deutsch, O. Gaffney, et C. Ludwig, « The trajectory of the Anthropocene: The Great Acceleration », Anthr. Rev., vol. 2, no 1, p. 81‑98, 2015. https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/2053019614564785
Conclusion
En définitive, l’analyse du passé met en exergue le développement séculaire de deux conceptions interconnectées qui sont encore fondamentales dans notre rapport actuel au monde :
Un dualisme homme-nature, caractérisé par un anthropocentrisme radical et un sentiment de supériorité ; une conception probablement favorisée par l’essor de l’agriculture il y a de cela plus de 10 000 ans, puis propagée par les grands monothéismes notamment.
Un devoir de contrôle de la nature par la science et la technique, idée affirmée et diffusée par d’illustres scientifiques et philosophes à partir du 16e siècle.
Ces deux conceptions sont aujourd’hui au cœur de notre civilisation. Elles se retrouvent en particulier chez les partisans de la solution technologique comme les éco-modernistes, ainsi que chez l’immense majorité des "grands de ce monde" (politiques, chefs d’entreprise…). La question que je souhaite finalement soumettre est assez simple : devons-nous continuer de considérer comme moderne un modèle de développement fondé sur un dualisme homme-nature remontant à des milliers d’années en arrière et sur une déification des sciences et des techniques vieille de plusieurs siècles ?
Henri Cuny
Notes
*Alors qu’il est commun de penser que science et religion s’opposent frontalement sur un tas de sujets (vision bien sûr nourrie par les rapports tumultueux entre science et religion depuis le 16e siècle), pour ce qui est du dualisme homme-nature, on peut dire que la science est la fille spirituelle des religions monothéistes.