L'Anthropocène ou l'époque de la sixième extinction massive de la vie ?

Systèmes biologiques

  • Au niveau biologique, l'histoire de l'Anthropocène est l'histoire d'une chute vertigineuse : celle de la vie des êtres vivants "non-humains". La hausse fulgurante de l'activité humaine a donc pour corollaire la chute tout aussi fulgurante du vivant "non-humain".

  • Cette dissymétrie est très claire : le développement humain se fait au détriment de tout ce qui n'est pas humain, soit 99,99 % de la vie que cette planète abrite.

  • Depuis les débuts de la révolution industrielle, le rythme d'extinction des espèces vivantes s’accroit de manière alarmante [1].

  • Mais le fait le plus marquant et le plus terrible n'est pas tant dans la disparition des espèces que dans la diminution des populations. Ainsi, depuis une cinquantaine d'années, le nombre d'individus a tendance à s'effondrer (avec une baisse moyenne de 70 % des effectifs pour les vertébrés par exemple) dans les populations animales étudiées [2, 3] !

  • Pour les arthropodes, l'embranchement du vivant le plus diversifié et qui contient le plus d'individus de tout le règne animal et même des eucaryotes (80 % des espèces connues), des études rapportent une perte de 3/4 des individus en quelques décennies [4, 5].

  • La cause de cette "défaunation" massive et soudaine est parfaitement connue : l'activité humaine.

  • Plus précisément, la dégradation des habitats (par la construction d'infrastructures comme des routes, la déforestation pour l'agriculture...) est la principale cause de l'effondrement biologique, très loin devant le changement climatique [6].

  • Même si sa contribution est encore faible, le changement climatique risque dans un futur proche de considérablement aggraver la situation déjà catastrophique dans laquelle se trouvent de nombreux êtres vivants [7].

  • Les différents indicateurs disponibles sur la vie "non-humaine" sont limpides : il est bien davantage question d'un effondrement de la vie ou d'une annihilation biologique que d'une "érosion de la biodiversité", une expression qui laisse sous-entendre la disparition anecdotique de quelques espèces. Certains n'hésitent d'ailleurs plus à parler de sixième extinction massive [8, 9, 10]. Au vu de la cause inédite de cette extinction, il serait d'ailleurs peut-être plus à propos de parler de la première extermination de la vie sur Terre...

Points clés

Les 5 grandes extinctions massives de la vie lors des 500 derniers millions d'années
Les 5 grandes extinctions massives de la vie lors des 500 derniers millions d'années

L’analyse des fossiles conservés dans ces gigantesques archives naturelles que constituent les sédiments montre que l'histoire de la vie, longue de quelque 3,7 milliards d'années, est faite d’apparitions (spéciation) et de disparitions (extinction) successives d'espèces [11]. En moyenne, la longévité d’une espèce ne dépasse pas quelques millions d’années. Toutes les espèces finissent par disparaitre tôt ou tard, c'est là une loi biologique implacable.

En temps "normal", le rythme d'extinction des espèces ne dépasse pas un certain niveau. On estime qu'environ 10 % des espèces s'éteignent par million d'années [12]. Sur le graphique ci-dessous, le taux d’extinction est typiquement inférieur à moins de 5 familles d'espèces (dans la classification des êtres vivants, la famille est un taxon qui regroupe les genres, qui regroupent eux-mêmes les espèces) par million d'années. Cependant, la paléontologie a montré que l'histoire de la vie était jalonnée d'évènements singuliers, durant lesquels une majeure partie de la vie sur Terre (au moins 75 % des espèces) disparait pendant un temps bref du point de vue des durées géologiques. Ces évènements extraordinaires sont appelés "extinctions massives".

Les 5 extinctions massives de la vie sur Terre

Le graphique montre qu'à ce jour, cinq épisodes d’extinctions massives ont été répertoriés au cours des 500 derniers millions d’années [13, 14], sachant que l'histoire antérieure de la vie est beaucoup moins bien connue. Certains épisodes d'extinction ont été extraordinairement massifs et ont failli conduire à la disparition pure et simple de la vie sur Terre. Par exemple, l'extinction Permien-Trias (dite "The Great Dying" en anglais) survenue il y a environ 250 millions d'années a entrainé la disparition de 96 % des espèces sur Terre ! Source du graphique : modifié depuis une figure de Our World In Data (https://ourworldindata.org/mass-extinctions).

Les extinctions massives se déroulent généralement en réponse à des facteurs multiples et concomitants. Les causes les plus fréquemment invoquées sont d’origine climatique (intense période glaciaire), géologique (forte activité volcanique, dérive des continents) ou météoritique (comme le fameux astéroïde qui s’est écrasé dans le golfe du Mexique, il y a 65 millions d’années, et qui aurait contribué à l'extinction de nombreuses espèces, dont les dinosaures) [14].

Dans l’imaginaire, l’extinction massive est quelque chose de brutal. Il est donc important de préciser que l’on parle de processus pouvant s’étendre sur quelques millions d’années. Même la fin des dinosaures, souvent vue comme un événement quasi instantané à la suite d’un impact météoritique, s’est en fait peut-être étalée sur plusieurs millions d’années [15].

Évolution de la biodiversité au cours des temps géologiques (courbe de Sepkoski)
Évolution de la biodiversité au cours des temps géologiques (courbe de Sepkoski)

En dépit des évènements d'extinction massive (symbolisés par des flèches sur le graphique de gauche), l'analyse de la diversité de la vie au cours du temps montre que l’histoire de la vie a une direction claire,  qui est celle de la diversification.

Diversification et extinction sont liées : après chaque extinction massive, une importante spéciation se met en place. Par exemple, l'extinction Crétacé-Paléogène, qui a entrainé la disparition des dinosaures, a été suivie par l'émergence de nombreuses espèces, notamment de mammifères.

Ainsi, dans les 4,5 milliards d’années de l’histoire de la Terre, la vie n’a jamais pris des formes aussi diverses que durant la période récente [16]. On estime que près de neuf millions d’espèces cohabitent actuellement sur Terre [11], mais ce pourrait être en réalité dix fois plus [17] ! Et encore, on ne parle là que des eucaryotes ; en incluant les procaryotes (bactéries et archées), on arrive plutôt à des estimations de l’ordre de 1 000 milliards d’espèces [18] !

La diversité représentée sur le graphique (dit "courbe de Sepkoski",  car créé par Jack Sepkoski à partir de l'assemblage de milliers de jeux de données du monde entier, et qui représente ainsi le travail de centaines de paléontologues) est en nombre de familles marines, mais le rendu serait différent selon le nombre d’espèces puisque les extinctions massives ont impliqué la disparition de plus de 75 % des espèces.

L'histoire de la vie a une direction : la diversification

Source du graphique : modifié depuis https://silurian-reef.fieldmuseum.org/narrative/474.

Graphique de l'évolution du taux d'extinction des espèces depuis 1500
Graphique de l'évolution du taux d'extinction des espèces depuis 1500

De nos jours, le rythme d’extinction des espèces est de plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de fois supérieur au taux "normal" [1]. Au total, environ un million d’espèces sont susceptibles de disparaître à court terme.

Un quart des espèces animales et végétales encourent un risque élevé d’extinction [1]. Plus de 40 % des espèces d’amphibiens, près de 33 % des récifs coralliens et plus d’un tiers des mammifères marins sont menacés. La situation est moins claire pour les espèces d’insectes, mais les données disponibles conduisent à une estimation provisoire de 10 % d’espèces en danger.

Il est parfaitement établi que le taux d’extinction des espèces s’accélère de façon alarmante depuis le début de la révolution industrielle, en lien avec la croissance de l’activité humaine.

Bien sûr, les chiffres sont encore très loin de correspondre à une extinction massive. Cependant, comme évoqué ci-dessus, une extinction massive est quelque chose qui peut se dérouler sur des millions d'années. Nul doute que la poursuite des tendances actuelles sur quelques milliers d'années entrainera une catastrophe biologique d'ampleur considérable. Nous sommes peut-être au commencement de la sixième extinction de la vie sur Terre et celle-ci à une cause singulière : l'activité humaine.

Sur la route de la sixième extinction : une perte généralisée de biodiversité

Source du graphique : IPBES [1].

Graphique de l'évolution de l'indice planète vivante
Graphique de l'évolution de l'indice planète vivante

Si les indicateurs sont alarmants au sujet des espèces, ils se font critiques au niveau des populations. Depuis 1900, le nombre d’individus des différentes espèces connues a diminué d’au moins 20 % en moyenne [1].

La situation est peut-être la plus critique pour les gros animaux. L'indice planète vivante suit les populations pour plus de 30 000 espèces de mammifères, d'oiseaux, de poissons, de reptiles et d'amphibiens depuis 1970. Le graphique de gauche montre ainsi l'évolution de la taille des populations suivies relativement à la référence 1970. Il révèle qu'entre 1970 et 2018, les effectifs des populations suivies de mammifères, d’oiseaux, d’amphibiens, de reptiles et de poissons ont décliné de 69 % en moyenne.

Pour en savoir plus sur l'indice planète vivante, voir le rapport planète vivante de WWF [2].

Source des données : Our World In Data [18].

Sur la route de la sixième extinction : la grande défaunation

Une étude récente a suivi l'évolution des populations de plus de 71 000 espèces animales couvrant les 5 groupes de vertébrés (mammifères, oiseaux, amphibiens, reptiles et poissons) et les insectes [3]. Elle a nettement mis en évidence un déclin généralisé du vivant.

Tous groupes confondus et sans tenir compte des espèces pour lesquelles les tendances sont inconnues, 48 % des espèces étudiées sont caractérisées par des populations en déclin, 49 % par des populations stables et seulement 3 % par des populations en expansion. Cette tendance est décelable dans chaque groupe, mais est particulièrement marquée pour les amphibiens, les oiseaux et les mammifères.

Notons que pour les poissons ou les insectes, les tendances restent inconnues pour une grande partie des espèces. Toutefois, des études localisées ont montré des déclins impressionnants des populations, avec par exemple en Allemagne jusqu'à 75 % de réduction des effectifs d'insectes et d'arthropodes en quelques années [4, 5].

Source du graphique : C. Finn, F. Grattarola, D. Pincheira-Donoso, Biological Reviews, 2023 [3].

Pourcentage d'espèces par groupe avec des populations en déclin, stables ou en croissance
Pourcentage d'espèces par groupe avec des populations en déclin, stables ou en croissance
Évolution de l'indice planète vivante selon la zone géographique
Évolution de l'indice planète vivante selon la zone géographique

Les études montrent que le déclin des populations animales est généralisé, mais qu'il est cependant hétérogène dans l'espace [2, 3].

Le déclin est le plus fort dans les endroits jusqu’ici assez préservés, loin des pays dits "développés" où l’élimination a déjà eu lieu depuis longtemps. Les impacts les plus visibles sont ainsi situés dans les pays en "voie de développement", soit les zones qui comptent la plus importante diversité animale : les tropiques

Par exemple, l'indice planète vivante montre que le déclin est moins prononcé en Europe et en Amérique du Nord ; en revanche, les pertes sont abyssales en Asie du Sud-Est, en Afrique et plus encore en Amérique Centrale et du Sud, où le taux de déclin moyen atteint 94 %.

Source des données : Our World in Data [19].

Loin des yeux loin du cœur : où se passe l'extinction biologique ?

Graphique de la contribution de différentes causes à l'effondrement des populations animales
Graphique de la contribution de différentes causes à l'effondrement des populations animales

La cause de l'effondrement en cours du vivant est clairement identifiée : l’homme et sa façon d’habiter le monde.

De la cause générale de disparition du vivant, que nous pouvons appeler "activité humaine", nous pouvons isoler deux causes plus spécifiques qui constituent l’essentiel de l’impact destructeur de l’homme sur son environnement : la destruction ou la dégradation des habitats et l’exploitation des êtres vivants. À ce stade, le réchauffement climatique, qui occulte totalement la crise biologique dans les médias, n’a pas joué un rôle prépondérant dans le déclin du vivant.

La destruction ou la dégradation des habitats se fait notamment en changeant la surface du sol, par exemple en rasant une forêt pour faire de l’agriculture, en construisant des infrastructures qui fragmentent (routes, voies ferrées…) ou détruisent (villes, zones commerciales…) les habitats, ou encore en empoisonnant les sols, les eaux et les airs.

Du côté de l'exploitation des êtres vivants, les chiffres sont vertigineux. Chaque année et en comptant toutes les espèces, plus de 1 000 milliards d’animaux, dont un grand nombre d’animaux d’élevage (on parle par exemple de 70 milliards de poulets), seraient tués dans le monde pour être mangés par l’homme [20].

Source de la figure : WWF [21].

Quelles sont les causes de l'extinction biologique ? - Le changement climatique ou l'arbre qui cache la forêt

Références

[1] IPBES, « Global assessment report on biodiversity and ecosystem services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services. Bonn, Germany », IPBES secretariat, Bonn, Germany, 2019. [En ligne]. Disponible sur: https://zenodo.org/record/3553579

[2] WWF, « Living Planet Report − 2022: Building a nature-positive society. Gland, Suisse », WWF, Gland, Suisse, 2022. [En ligne]. Disponible sur: https://wwfint.awsassets.panda.org/downloads/embargo_13_10_2022_lpr_2022_full_report_single_page_1.pdf

[3] C. Finn, F. Grattarola, D. Pincheira-Donoso, « More losers than winners: investigating Anthropocene defaunation through the diversity of population trends », Biological Reviews, vol. 98, no 5, p. 1732-1748, 2023. https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/brv.12974

[4] C. A. Hallmann et al., « More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas », PLOS One, vol. 12, no 10, p. e0185809, 2017. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0185809

[5] S. Seibold et al., « Arthropod decline in grasslands and forests is associated with landscape-level drivers », Nature, vol. 574, no 7780, 2019. https://www.nature.com/articles/s41586-019-1684-3

[6] WWF, « Living Planet Report − 2020: Bending the curve of biodiversity loss. Gland, Suisse », WWF, Gland, Suisse, 2020. [En ligne]. Disponible sur: https://www.worldwildlife.org/publications/living-planet-report-2020

[7] M. C. Urban, « Accelerating extinction risk from climate change », Science, vol. 348, no 6234, p. 571‑573, 2015. https://www.science.org/doi/10.1126/science.aaa4984

[8] G. Ceballos, P. R. Ehrlich, A. D. Barnosky, A. García, R. M. Pringle, et T. M. Palmer, « Accelerated modern human–induced species losses: Entering the sixth mass extinction », Sci. Adv., vol. 1, no 5, p. e1400253, 2015. https://www.science.org/doi/10.1126/sciadv.1400253

[9] G. Ceballos, P. R. Ehrlich, et P. H. Raven, « Vertebrates on the brink as indicators of biological annihilation and the sixth mass extinction », Proc. Natl. Acad. Sci., vol. 117, no 24, p. 13596-13602, 2020. https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.1922686117

[10] R. H. Cowie, P. Bouchet, et B. Fontaine, « The Sixth Mass Extinction: fact, fiction or speculation? », Biol. Rev., vol. 97, no 2, p. 640‑663, 2022. https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/brv.12816

[11] M. J. Benton, « Diversification and extinction in the history of life », Science, vol. 268, no 5207, p. 52‑58, 1995. https://www.science.org/doi/10.1126/science.7701342

[12] D. M. Raup, « A kill curve for Phanerozoic marine species », Paleobiology, vol. 17, no 1, p. 37‑48, 1991. https://www.jstor.org/stable/2400988

[13] D. M. Raup et J. J. Sepkoski, « Mass extinctions in the marine fossil record », Science, vol. 215, no 4539, p. 1501‑1503, 1982. https://www.science.org/doi/10.1126/science.215.4539.1501

[14] D. Jablonski, « Background and mass extinctions: the alternation of macroevolutionary regimes », Science, vol. 231, no 4734, p. 129‑133, 1986. https://www.science.org/doi/10.1126/science.231.4734.129

[15] M. Sakamoto, M. J. Benton, et C. Venditti, « Dinosaurs in decline tens of millions of years before their final extinction », Proc. Natl. Acad. Sci., vol. 113, no 18, p. 5036‑5040, 2016. https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.1521478113

[16] C. Mora, D. P. Tittensor, S. Adl, A. G. Simpson, et B. Worm, « How many species are there on Earth and in the ocean? », PLOS Biol., vol. 9, no 8, p. e1001127, 2011. https://journals.plos.org/plosbiology/article?id=10.1371/journal.pbio.1001127

[17] M. S. Lee et P. M. Oliver, « Count cryptic species in biodiversity tally », Nature, vol. 534, no 7609, p. 621‑621, 2016. https://www.nature.com/articles/534621a

[18] K. J. Locey et J. T. Lennon, « Scaling laws predict global microbial diversity », Proc. Natl. Acad. Sci., vol. 113, no 21, p. 5970‑5975, mai 2016. https://www.pnas.org/doi/full/10.1073/pnas.1521291113

[19] H. Ritchie, F. Spooner, et M. Roser, « Biodiversity », Our World in Data, 2022. https://ourworldindata.org/biodiversity

[20] L214, « Dossier : les chiffres clés de la souffrance animale – Animaux abattus dans le monde », L214. https://www.l214.com/animaux/chiffres-cles/statistiques-nombre-animaux-abattus-monde-viande/

[21] WWF, « Living Planet Report − 2014: Species and spaces, people and places. Gland, Suisse », WWF, Gland, Suisse, 2014. [En ligne]. Disponible sur: http://assets.worldwildlife.org/publications/723/files/original/WWF-LPR2014-low_res.pdf?1413912230