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Des articles de fond sur l'Anthropocène
Qu'est-ce que l'Anthropocène ? - Partie 4
L'Anthropocène comme époque d'une prise de conscience ?
Quatrième et dernière partie de cet article visant à répondre à la question qui nous obsède tous (comment ça non ?) : qu’est-ce que l’Anthropocène ?
Après avoir exploré la définition scientifique de l’Anthropocène dans la partie 1, sa dimension plus généraliste dans la partie 2 puis ce que le concept recouvre vraiment dans la partie 3, j’en aborderai dans cette partie conclusive la dimension plus psychologique et tâcherai d’expliquer en quoi la conceptualisation et la reconnaissance de l’Anthropocène révèlent une évolution significative dans notre rapport au monde.
Le monde des hommes et... tout le reste
Puisque le concept d’Anthropocène a été inventé et popularisé, c’est avant tout parce que certains ont pris conscience de notre impact gigantesque sur cette planète. Voilà ce qui est peut-être le fait le plus saillant de l’Anthropocène : la reconnaissance, au moins par une partie d’entre nous, de notre puissance de transformation de la surface terrestre. Cela pourrait paraître anecdotique, c’est pourtant une révolution.
Pendant des siècles (et encore parfois aujourd’hui !), un message commun a été qu’il faudrait être bien prétentieux pour penser que l’homme puisse à lui-seul influencer la planète, cette œuvre inaltérable de Dieu, créée pour nous. L’idée commune était que les humains n’avaient qu’une influence mineure sur la Terre, planète soumise aux forces incomparablement plus puissantes, d’ordre divin, de l’univers. La Terre était vue comme un espace inébranlable et illimité soumis aux lois de la nature, alors que le monde humain était soumis aux lois des hommes.
Cette vision se retrouve par exemple dans les fondements de notre économie, basée sur une totale insouciance des limites terrestres et du caractère fragile des écosystèmes puisqu'elle suppose des ressources naturelles illimitées ainsi que l’absence d’impacts significatifs de notre activité sur la biosphère.
Cette vision se retrouve aussi dans la version classique de l’histoire, qui est purement anthropocentrique, puisqu’elle considère l’homme en élément central et isolé du monde. Une histoire faite de guerres, de religions, de nations et de bien d’autres inventions humaines encore, mais qui n’a aucune considération pour le « non-humain », vu comme le décor inamovible au sein duquel les évènements humains prennent place.
Le monde humain a de fait été pensé comme étant indépendant du monde naturel. Cette séparation se retrouve dans la manière très cloisonnée que nous avons d’appréhender les choses : le monde humain est étudié par exemple via l’histoire ou l’économie, tandis que le "reste" est étudié par des sciences comme la biologie, la chimie ou la physique.
Ce cloisonnement révèle que l’homme s’est pensé comme un être qui s’est "extrait" de la nature, ce qui rejoint la dualité nature/culture et la croyance commune selon laquelle l’homme se serait "élevé" par la culture. L’homme a son histoire et ses activités, indépendantes des systèmes physiques et biologiques qui nous entourent, qui sont soumis à d’autres forces.
Références
[1] L. Testot, Cataclysmes: Une histoire environnementale de l’humanité, Payot. 2018.
[2] J.-M. Jancovici et C. Blain, Le Monde sans fin, miracle énergétique et dérive climatique, Dargaud. 2019.
[3] N. Georgescu-Roegen, The Entropy Law and the Economic Process, 2014e éd. Harvard University Press, 1971.
[4] D. H. Meadows, D. L. Meadows, et J. Randers, Les limites à la croissance (dans un monde fini) − Le rapport Meadows, 30 ans après. Rue de l’échiquier, 2012.
[5] C. Bonneuil et J.-B. Fressoz, L’Évènement Anthropocène – La Terre, l’histoire et nous. Seuil, 2013.
Une erreur conceptuelle
Le mode de pensée décrit dans les paragraphes précédents devrait aujourd’hui apparaître à quiconque de sensé comme une évidente et dramatique erreur conceptuelle !
D’un côté, la surface de la Terre est modulable, et les écosystèmes qu’elle abrite sont fragiles et soumis à des limites, que nous sommes d’ailleurs peut-être en passe de heurter violemment.
D’un autre côté, nous sommes totalement dépendants des écosystèmes. Ce que nous appelons "économie", par exemple, n’a rien d’un processus humain indépendant, mais est pleinement soumis aux lois biologiques et physiques qui gouvernent la surface terrestre.
Il suffit de regarder ce qu’est l’économie basiquement pour comprendre qu’il n'y a pas l'économie d’un côté et la biologie, la physique ou l’écologie de l’autre. L'économie, donc, consiste essentiellement à prélever des ressources naturelles (êtres vivants, minerais, combustibles fossiles, eau…) et à les transformer en biens et services qui sont finalement consommés. Cela ne diffère en rien de l’activité des innombrables êtres vivants qui peuplent avec nous cette planète, qui prélèvent dans leur milieu des ressources et les transforment pour vivre. Le prélèvement et la consommation d’antilopes, par exemple, est un processus important de l’économie du lion.
L’économie humaine peut donc être vue comme un « simple » processus du vivant, complètement reliée aux écosystèmes desquels elle dépend totalement et qu’en retour elle influence profondément. Penser l’économie, ou plus généralement l’activité humaine, en dehors des lois naturelles constitue donc une aberration conceptuelle.
À la naissance du processus économique, l’homme avait encore un impact limité sur la Terre dans sa globalité — même si localement, l’impact pouvait déjà être fort —, le monde était immense, en large partie inconnu et pouvait paraître illimité. La conjecture d’un monde infini et inébranlable, pour fausse qu’elle fût, pouvait être acceptable, car l’impact de l’activité humaine sur le système global restait marginal.
Mais la croissance de l’activité humaine a été si brutale que l’homme a aujourd’hui un impact délétère sur l’ensemble des êtres vivants et sur les systèmes physiques de la planète. Ce qui pouvait au départ ressembler à des hypothèses simplificatrices (monde illimité, ressources infinies…) apparait donc désormais clairement comme des hypothèses délirantes.
L’Anthropocène ou la reconnaissance de l'erreur conceptuelle
Les développements scientifiques et technologiques rapides du 20e siècle (bombe nucléaire, conquête spatiale, informatique…) ainsi que la médiatisation de conséquences globales de l’activité humaine (effondrement de la vie, changement climatique, déplétion des ressources…) ont fini par mettre l’homme devant le fait accompli et l’ont obligé à voir ce qu’il ne voulait pas voir : il est relié aux systèmes physiques et biologiques planétaires, dont il dépend et qu’il influence profondément.
L’Anthropocène est le point de rencontre entre l’histoire humaine et l’histoire de la Terre, marqué par la prise de conscience que les activités humaines n'ont en aucun cas une existence indépendante, mais sont complètement reliées à la Terre et à la vie.
L'Anthropocène est une invitation à sortir de la vision cloisonnée classique. Il nous montre que l'histoire des hommes ne peut pas être comprise sans tenir compte de l'histoire de la vie et de la Terre, et nous pousse à penser l'économie comme un processus de la vie bien davantage soumis aux lois de la nature qu'aux lois des hommes.
En définitive, la reconnaissance de l’Anthropocène implique la reconnaissance des points clés suivants :
Nous sommes totalement reliés aux systèmes physiques et biologiques terrestres, avec lesquels nous nouons des relations d’interdépendance ;
Nous avons acquis une puissance qui nous entraine à profondément transformer ces systèmes ;
Notre manière d’agir fait que cette puissance s’exerce pour l’instant dans le sens d’une altération rapide et globalisée de la vie et de son substrat ;
Puisque nous dépendons étroitement de cette vie et de son substrat, notre manière d’agir comporte aussi un risque d’autodestruction ;
Il est donc irrationnel et dangereux de penser l’histoire et l’activité humaine sans tenir compte des réalités physiques et biologiques.
Plusieurs évènements laissent à penser que cet appel à une vision holistique est peut-être en train de se diffuser. La médiatisation et les débats nourris autour de l’Anthropocène vont dans ce sens, de même que l’émergence de l’histoire environnementale, qui cherche à relier l’histoire humaine à l’histoire de la vie et de la Terre [1].
On peut aussi souligner le succès médiatique majeur de personnalités dont les discours tentent de sortir des cloisonnements. Par exemple, après avoir prêché des décennies dans le désert, Jean-Marc Jancovici se retrouve sous le feu des projecteurs avec un discours appliquant les lois de la physique au processus économique humain [2].
Une prise de conscience collective, vraiment ?
Alors, pouvons-nous parler d’une "prise de conscience" ? Autrement dit, la reconnaissance de l’Anthropocène et des points clés associés constitue-t-elle un phénomène global, à même de provoquer un bouleversement de conscience collective ?
Il est difficile d’apporter une réponse univoque à ces questions. Déjà, la "prise de conscience" est mal quantifiable : c’est un phénomène diffus, qui se joue sur le temps long et échappe assez largement à la mesure.
Il me semble bien que nous n’ayons jamais autant parlé de ce que l’on appelle "l’écologie" qui, après avoir été quelque temps ringarde, serait revenue sur le devant de la scène pour devenir "un sujet d’actualité". Plusieurs points montrent cependant que la prise de conscience tant évoquée dans les médias et les discours publiques n’est qu’une lointaine illusion.
Tout d’abord, notons que les critiques sur le caractère délirant du processus économique n’ont pas attendu la conceptualisation de l’Anthropocène. Il y a plus d’un demi-siècle, Nicholas Georgescu-Roegen a montré le lien indissociable entre développement économique et altération de l’environnement en appliquant les lois de la physique (l’entropie notamment) à l’économie [3]. De la même façon, le mondialement célèbre rapport au club de Rome met en évidence dès 1972 le caractère insoutenable de la croissance infinie de l’activité humaine [4].
Il est donc difficile de dire si le mouvement actuel ne constitue finalement qu’une poursuite de ces alertes répétées ou constitue un réel pas en avant dans la reconnaissance collective de notre impact global.
On peut aussi souligner que de nombreux peuples du passé ou actuels n’ont jamais commis l’erreur conceptuelle du mode de pensée occidentale. Les Indiens, par exemple, n’ont jamais mis en danger le bison, une forme de vie dont ils dépendaient totalement, ce qui témoigne d’une profonde conscience de l’existence d’un lien vital avec la nature.
Le récit contemporain d’une "prise de conscience" pourrait donc être vu comme une marque de condescendance en laissant accroire que "nous" avons pris conscience tandis qu’"eux" ne savaient pas [5]. Dans les faits, de tout temps certains humains ont eu une profonde conscience des relations d’interdépendance à l’œuvre dans le monde vivant et de leur caractère vital.
Enfin, si nous pouvons subodorer une certaine prise de conscience en Occident, qui est effectivement allé très loin dans la poursuite de l’erreur conceptuelle, il convient de tempérer notre ardeur. Cette prise de conscience, si elle existe, reste loin de constituer un phénomène global et n’induit pour le moment aucune réorientation de notre activité.
Discours politiques, médias, publicités… montrent que nous continuons d’être obnubilés par la croissance du PIB, le développement technologique et la production-consommation de masse, soit précisément les processus qui sont à l’origine du caractère destructeur de l’Anthropocène !
La communication tourne à plein et nous enrobons désormais tout avec une louche "d’écologie" ou un soupçon de "responsabilité environnementale", mais dans les faits nous continuons d’opposer "économie" et "écologie", un symptôme très fort du fait que la vision cloisonnée imprègne encore puissamment nos esprits et que nous continuons de percevoir la nature et la vie comme des contraintes à notre développement, et non comme les bases vitales de notre existence.
Conclusion
L’Anthropocène va bien au-delà de la définition scientifique d’une époque ou d’un évènement géologique. Ce concept constitue la reconnaissance de notre impact colossal sur la Terre. C’est l’acceptation que nous ne sommes plus ces pauvres créatures soumises à la volonté de dieu(x), mais des demi-dieux qui soumettent la surface de la planète à leur volonté.
L’Anthropocène, c’est le moment où nous comprenons que notre histoire et notre économie ne peuvent pas être pensées séparément de l’histoire de la Terre et de la vie. D’une part parce que nous avons désormais une puissance à même de modifier la surface terrestre et qui s’exerce en ce moment dans le sens d’une altération du vivant ; d’autre part parce que, contrairement à ce que nous nous évertuons à croire, nous sommes totalement dépendants des systèmes physiques et biologiques.
Cette "prise de conscience" est toutefois encore loin de constituer un phénomène planétaire et significatif à grande échelle ! Déjà, la reconnaissance du caractère totalitaire et destructeur de l’activité humaine n’est pas un fait nouveau. Surtout, elle ne se manifeste pour le moment pas le moins du monde par une remise en question de nos schémas de pensée ou de nos comportements. Autant dire que nous n’avons fait qu’un premier pas très timide vers une éventuelle modification en profondeur de notre activité sur cette planète…
Henri Cuny