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Des articles de fond sur l'Anthropocène

Qu'est-ce que l'Anthropocène ? - Partie 1

Henri Cuny - 04/03/2023 (mis à jour le 26/03/2024)

L'Anthropocène comme évènement ou nouvelle époque géologique

L’Anthropo-quoi ? L’Anthropocène pardi ! Mot formé du grec ancien anthropos (humains) et kaino (nouveau), on peut le traduire par "nouvelle époque de l’homme".

Originellement introduit dans le milieu des sciences, le concept d’Anthropocène a fini par s’imposer dans l’opinion publique, notamment en raison de la forte médiatisation de deux conséquences globales de l’activité humaine : l’extinction de la vie et le changement climatique.

Ces deux phénomènes planétaires sont en effet les résultats de l’activité d’une seule espèce animale, l’homme, qui, en modifiant la surface de la Terre à grande échelle, est devenu une force de transformation comparable aux forces géologiques (activité volcanique, tectonique des plaques, météorites…) ayant prévalu jusqu’ici ! L’Anthropocène, c’est donc l’époque durant laquelle l’homme est devenu une force majeure de changement de la surface de la planète, et pas forcément pour le meilleur…

Pour le premier article de ce site, il me semblait logique d'aborder la définition de l’Anthropocène. J’avais envisagé un texte relativement court… raté ! Ce sera donc un article en quatre parties. Dans cette première partie, je retrace l’émergence de l'Anthropocène dans le milieu de la géologie et lève le voile sur les passionnants débats scientifiques que soulève ce concept.

Interroger la mémoire de la Terre pour connaître son histoire

En géologie, on ne plaisante pas avec le temps. Les géologues imposent effectivement un découpage temporel extrêmement sophistiqué à l’histoire de la planète, qu’ils segmentent selon différentes unités de temps (éon, ère, période, époque…). Les limites entre segments correspondent généralement à de grands bouleversements survenus à la surface de la Terre.

Ces changements passés sont évalués par la stratigraphie, c’est-à-dire par l’étude des différentes strates qui composent les roches sédimentaires. En effet, les propriétés des strates sont influencées par les conditions qui prévalaient lors de leur formation par sédimentation. En enregistrant ainsi les conditions du passé, les roches sédimentaires constituent d’immenses archives naturelles : elles sont la mémoire de la Terre.

Les prémices de l’Anthropocène

Le tournant Pléistocène/Holocène est marqué par une rapide et importante vague d’extinction d’espèces de la mégafaune terrestre (animaux de plus de 45 kg), évènement connu comme l’extinction du Pléistocène ou l’extinction de la fin du Quaternaire.

Entre 70 000 et 10 000 ans avant l’ère commune, de nombreuses espèces de gros animaux ont disparu de la surface de la Terre [1, 2]. Si des causes comme des changements climatiques importants ou des impacts météoritiques sont invoquées [3, 4], l'implication capitale de l’homme dans cette extinction ne fait guère de doute [2, 5–8]. Le fait est que l’extinction du Pléistocène coïncide de façon très claire avec la colonisation des terres par Homo sapiens.

L’extinction de la mégafaune, et notamment de gros herbivores, a induit de profondes modifications des écosystèmes et a eu une influence sur une bonne partie de la surface terrestre [9] ; elle constitue donc peut-être les prémices de l’Anthropocène. L’extinction du Pléistocène révèle en tout cas quelque chose d’important : les hommes n’ont pas attendu d’être 8 milliards, d’avoir des machines surpuissantes, le moteur à combustion, la bombe nucléaire et les poisons de synthèse pour impacter leur environnement en profondeur et à large échelle.

Références

[1] R. G. Roberts et al., « New ages for the last Australian megafauna: continent-wide extinction about 46,000 years ago », Science, vol. 292, no 5523, p. 1888‑1892, 2001. https://www.science.org/doi/10.1126/science.1060264

[2] G. Haynes, « North American megafauna extinction: Climate or overhunting », Encycl. Glob. Archaeol. N. Y. Springer, p. 5382‑5390, 2016. https://link.springer.com/referenceworkentry/10.1007/978-1-4419-0465-2_1853

[3] J. M. Broughton et E. M. Weitzel, « Population reconstructions for humans and megafauna suggest mixed causes for North American Pleistocene extinctions », Nat. Commun., vol. 9, no 1, p. 1‑12, 2018. https://www.nature.com/articles/s41467-018-07897-1

[4] R. B. Firestone et al., « Evidence for an extraterrestrial impact 12,900 years ago that contributed to the megafaunal extinctions and the Younger Dryas cooling », Proc. Natl. Acad. Sci., vol. 104, no 41, p. 16016‑16021, 2007. https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.0706977104

[5] A. D. Barnosky, P. L. Koch, R. S. Feranec, S. L. Wing, et A. B. Shabel, « Assessing the causes of late Pleistocene extinctions on the continents », Science, vol. 306, no 5693, p. 70‑75, 2004. https://www.science.org/doi/10.1126/science.1101476

[6] F. Saltré et al., « Climate change not to blame for late Quaternary megafauna extinctions in Australia », Nat. Commun., vol. 7, no 1, p. 1‑7, 2016. https://www.nature.com/articles/ncomms10511

[7] M. E. Allentoft et al., « Extinct New Zealand megafauna were not in decline before human colonization », Proc. Natl. Acad. Sci., vol. 111, no 13, p. 4922‑4927, 2014. https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.1314972111

[8] R. N. Holdaway, M. E. Allentoft, C. Jacomb, C. L. Oskam, N. R. Beavan, et M. Bunce, « An extremely low-density human population exterminated New Zealand moa », Nat. Commun., vol. 5, no 1, p. 1‑8, 2014. https://www.nature.com/articles/ncomms6436

[9] S. Rule, B. W. Brook, S. G. Haberle, C. S. Turney, A. P. Kershaw, et C. N. Johnson, « The aftermath of megafaunal extinction: ecosystem transformation in Pleistocene Australia », Science, vol. 335, no 6075, p. 1483‑1486, 2012. https://www.science.org/doi/10.1126/science.1214261

[10] P. J. Crutzen et E. F. Stoermer, « The “Anthropocene” », Glob. Change Newsl., vol. 41, 2000. http://www.igbp.net/publications/globalchangemagazine/globalchangemagazine/globalchangenewslettersno4159.5.5831d9ad13275d51c098000309.html

[11] M. Subramanian, « Anthropocene now: influential panel votes to recognize Earth’s new epoch », Nature, 2019. https://www.nature.com/articles/d41586-019-01641-5

[12] « Working Group on the ‘Anthropocene’ | Subcommission on Quaternary Stratigraphy ». http://quaternary.stratigraphy.org/working-groups/anthropocene/

[13] M. Prillaman, « Are we in the Anthropocene? Geologists could define new epoch for Earth », Nature, vol. 613, no 7942, p. 14‑15, 2022. https://www.nature.com/articles/d41586-022-04428-3

[14] A. Witze, « It’s final: the Anthropocene is not an epoch, despite protest over vote », Nature, 2024. https://www.nature.com/articles/d41586-024-00868-1

[15] Nature, « Are we in the Anthropocene yet? », Nature, vol. 627, no 8004, p. 466‑466, 2024. https://www.nature.com/articles/d41586-024-00815-0

[16] A. M. Bauer, M. Edgeworth, L. E. Edwards, E. C. Ellis, P. Gibbard, et D. J. Merritts, « Anthropocene : event or epoch? », Nature, vol. 597, no 7876, p. 332‑332, sept. 2021. https://www.nature.com/articles/d41586-021-02448-z

Image de strates sédimentaires
Image de strates sédimentaires

L’analyse des informations contenues dans les strates permet de reconstituer de grands évènements survenus au cours de l’histoire de la Terre et de les dater. Par exemple, lorsque des êtres vivants meurent, ils peuvent intégrer la strate en formation par sédimentation et se fossiliser. En cas d’extinction massive de la vie, un grand nombre et une grande variété de fossiles se retrouveront dans la strate ; une analyse a posteriori de la strate permettra de révéler l’évènement d’extinction en question et de le dater. Cette reconstitution rétrospective pourra finalement servir au découpage temporel de l’histoire de la Terre.

L’analyse stratigraphique a permis de définir 37 époques géologiques dans les 4,5 milliards d’années d’histoire de la Terre. Nous sommes aujourd’hui et depuis 12 000 ans officiellement dans l’Holocène, l’époque géologique qui correspond à une période interglaciaire caractérisée par un climat relativement stable à l’échelle globale. L’Holocène fait suite au Pléistocène (-2,58 millions d’années à -12 000 ans), époque marquée par plusieurs glaciations, dont la dernière a donc pris fin il y a 12 000 ans environ. Pléistocène et Holocène sont pour l’instant les deux époques géologiques officielles de la période géologique du Quaternaire.

L’avènement de l’Anthropocène

Depuis un peu plus de deux décennies, des scientifiques proposent de définir une nouvelle époque géologique qui ferait suite à l’Holocène : l’Anthropocène.

S’ils n’ont pas inventé le terme, Paul Crutzen et Eugene Stormer ont formalisé et popularisé le concept d’Anthropocène dans un article paru en 2000 [10]. L’Anthropocène serait ainsi une nouvelle époque géologique durant laquelle l’activité humaine est devenue la principale force de changement de la surface de la Terre, devant toutes les autres forces géologiques et naturelles qui avaient prévalu jusque-là.

Pendant des années, le concept a été débattu dans les milieux autorisés. Acter officiellement d’un changement d’époque n'est pas une mince affaire : il faut des preuves scientifiques, à savoir des marqueurs stratigraphiques significatifs, arguant de modifications importantes à large échelle spatiale et sur de longues durées. Plus prosaïquement, il faut que la commission internationale de stratigraphie se penche sur la question et que ses membres se mettent d’accord.

De nombreux marqueurs stratigraphiques potentiels de l’Anthropocène ont été identifiés : débris radioactifs issus des différents essais nucléaires réalisés depuis les années 1950, résidus de pesticides et de plastiques, hausse marquée de la concentration en CO2, restes de fumée de la combustion de ressources fossiles…

Les débris radioactifs ont été particulièrement scrutés, car ils sont retrouvés de façon significative et à large échelle dans les sédiments [11, 12]. Ils ont été vus comme le "clou d'or", c'est-à-dire le marqueur clé permettant de dater le début de l’Anthropocène au début de la seconde moitié du 20e siècle, période effectivement caractérisée par un grand nombre d’essais nucléaires qui ont engendré des retombées radioactives massives.

Carte mondiale des essais nucléaires depuis 1950
Carte mondiale des essais nucléaires depuis 1950

Ce point de départ correspond aussi au lancement de la "société de consommation", caractérisée par une hausse fulgurante (une phase appelée la "grande accélération") de la production de divers matériaux (dont le plastique), de la consommation de ressources naturelles (dont les combustibles fossiles) et de la production de déchets (dont les gaz à effet de serre).

L'Anthropocène comme évènement singulier de l'histoire de la Terre plutôt que comme nouvelle époque géologique

Lors de la publication initiale de cet article en 2023, je me suis un peu trop avancé en écrivant : "On s’approcherait inexorablement d’une reconnaissance officielle de l’Anthropocène [13]. En 2019, un vote du groupe de travail sur l’Anthropocène, mis en place par la commission internationale de stratigraphie, a donné les résultats suivants : 88 % de votants en faveur de la reconnaissance de l’Anthropocène comme nouvelle époque géologique qui commencerait au milieu du 20e siècle [12]."

Coup de théâtre en 2024 : le 20 mars, l'Union internationale des sciences géologiques (UISG), arbitre final en la matière, a annoncé le rejet de la proposition d'Anthropocène comme une nouvelle époque formelle dans le calendrier géologique de la Terre [14].

Il est important de noter que cette décision ne remet pas en cause la pertinence du concept d'Anthropocène, l'immense majorité des scientifiques étant d'accord pour reconnaitre l'impact massif et global de l'activité humaine sur la surface planétaire [15]. Simplement, il existe plusieurs arguments, parfaitement recevables, pour ne pas reconnaitre l'Anthropocène comme nouvelle époque géologique.

Déjà, certains considèrent comme peu adaptée la définition d’une nouvelle époque à partir de 1950, sachant que l’homme a commencé à avoir un impact global sur son environnement bien avant le milieu 20e siècle (cf. l’extinction du Pléistocène précédemment mentionnée).

De plus, si l’on place un début de l’Anthropocène au milieu du 20e siècle, le pas de temps est très court, alors qu’un changement d’époque géologique doit être caractérisé par des changements sur de longues durées.

L'inversion de la logique de raisonnement fait également l'objet de critiques : alors que l'usage est de partir de l'analyse des strates pour définir des époques géologiques, on a dans le cas de l'Anthropocène défini une nouvelle époque dont on cherche a posteriori le signal stratigraphique.

Enfin, si des marqueurs stratigraphiques sont bien présents, l’existence d’une strate distinctive à grande échelle ne serait pas encore suffisamment claire. Des géologues plaident ainsi pour faire reconnaitre l’Anthropocène comme un évènement géologique singulier plutôt que comme une nouvelle époque géologique [16].

Conclusion

Bref, ça phosphore et ça débat férocement dans le monde scientifique ! Que l’Anthropocène soit un jour officialisé comme évènement ou nouvelle époque géologique n’est peut-être pas très important (ami géologue, si tu passes par ici, pardonne-moi !). Ce qui compte, c’est que les scientifiques s’accordent aujourd’hui largement sur l’idée que l’Anthropocène constitue un temps singulier dans l’histoire de la Terre, un temps durant lequel la surface de la planète est massivement influencée (altérée serait plus approprié, comme nous le détaillerons dans la troisième partie de cet article) par une seule espèce animale : nous.

Henri Cuny

Figure 1 : Empilement de strates dans une roche sédimentaire. Source de l'image : Pixabay.

Figure 2 : Carte des explosions nucléaires survenues entre 1945 et 2009. Source de l'image : Le Cartographe (https://le-cartographe.net/).