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Des articles de fond sur l'Anthropocène
Qu'est-ce que l'Anthropocène ? - Partie 3
Ce dont l'Anthropocène est vraiment le nom
Les deux premières parties de cet article ont traité respectivement de la définition de l’Anthropocène dans le milieu scientifique (partie 1) et de son acception dans le domaine "grand public" (partie 2). Dans cette troisième partie, nous allons dévoiler ce dont l’Anthropocène est vraiment le nom.
Anthropocène reste finalement un concept plutôt neutre, voire flatteur : l’homme serait devenu "maitre de la Terre", ce qui relève a priori d’une prouesse. Sauf qu’il y a un "détail" que l’Anthropocène ne dit pas, que nous n’avons fait qu’effleurer dans les parties précédentes et qui change la donne : l’homme est certes devenu la principale force de changement de la surface de la Terre, mais ce pouvoir s’exerce dans le sens d’une profonde altération de la vie et de ses fondements.
Les victimes oubliées de l'Anthropocène
Nous avons déjà parlé de l’extinction du Pléistocène, qui a pris place sur tous les continents du monde entre 70 000 et 10 000 ans avant l'ère commune et lors de laquelle un grand nombre d’espèces de la mégafaune terrestre ont été éradiquées, en lien avec la colonisation des terres par Homo sapiens.
L’extinction du Pléistocène a beau avoir été un épisode spectaculaire, elle n’était finalement qu’une mini-répétition du grand drame qui se joue aujourd’hui. Car ce ne sont plus seulement les gros animaux qui disparaissent dans des proportions "anormales", mais l’ensemble des êtres vivants "non-humains" !
De nos jours, le taux d’extinction des espèces est de plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de fois supérieur au taux "normal" [1]–[5]. Ce taux exceptionnel laisse à penser que nous sommes au commencement de la sixième extinction massive de la vie sur Terre. Au total, environ un million d’espèces sont susceptibles de disparaître durant les prochaines décennies, une situation qui n’a jamais eu lieu auparavant dans l’histoire de l’humanité [1].
Un quart des espèces animales et végétales encourent un risque élevé d’extinction. À titre d’exemples, plus de 40 % des espèces d’amphibiens, près de 33 % des récifs coralliens et plus d’un tiers de tous les mammifères marins sont menacés [1].
Si les indicateurs sont alarmants au sujet des espèces, ils se font critiques au niveau des populations. Depuis 1900, les effectifs des différentes espèces connues auraient diminués d’au moins 20 % en moyenne [1], avec de grosses disparités selon les espèces.
Les gros animaux restent particulièrement exposés : en moins d’un demi-siècle, les effectifs des populations suivies de mammifères, d’oiseaux, d’amphibiens, de reptiles et de poissons ont chuté des deux tiers [6] ! Les taux d’érosion les plus élevés sont observés notamment en Amérique centrale et du Sud, en Indonésie et en Asie du Sud-Est, mais toutes les régions du monde sont concernées par le recul des populations animales.
Les chiffres sont terribles pour les singes, avec 60 % des espèces en danger d’extinction, et quatre espèces de grands singes sur six à un pas de la disparition [7]. En République démocratique du Congo, le nombre de gorilles des plaines de l’Est a diminué de 87 % en vingt ans [6].
Références
[1] IPBES, « Global assessment report on biodiversity and ecosystem services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services. Bonn, Germany », IPBES secretariat, Bonn, Germany, 2019. https://zenodo.org/record/3553579
[2] G. Ceballos, P. R. Ehrlich, et P. H. Raven, « Vertebrates on the brink as indicators of biological annihilation and the sixth mass extinction », Proc. Natl. Acad. Sci., vol. 117, no 24, p. 13596-13602, 2020. https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.1922686117
[3] G. Ceballos, P. R. Ehrlich, A. D. Barnosky, A. García, R. M. Pringle, et T. M. Palmer, « Accelerated modern human–induced species losses: Entering the sixth mass extinction », Sci. Adv., vol. 1, no 5, p. e1400253, 2015. https://www.science.org/doi/10.1126/sciadv.1400253
[4] S. L. Pimm et al., « The biodiversity of species and their rates of extinction, distribution, and protection », Science, vol. 344, no 6187, 2014. https://www.science.org/doi/10.1126/science.1246752
[5] J. M. De Vos, L. N. Joppa, J. L. Gittleman, P. R. Stephens, et S. L. Pimm, « Estimating the normal background rate of species extinction », Conserv. Biol., vol. 29, no 2, p. 452‑462, 2015. https://conbio.onlinelibrary.wiley.com/doi/pdf/10.1111/cobi.12380
[6] WWF, « Living Planet Report − 2020: Bending the curve of biodiversity loss. Gland, Suisse », WWF, Gland, Suisse, 2020. https://www.wwf.fr/sites/default/files/doc-2020-11/20200910_Rapport_Planete_Vivante_WWF.pdf
[7] A. Estrada et al., « Impending extinction crisis of the world’s primates: Why primates matter », Sci. Adv., vol. 3, no 1, p. e1600946, 2017. https://www.science.org/doi/10.1126/sciadv.1600946
[8] C. A. Hallmann et al., « More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas. », PLOS One, vol. 12, no 10, p. e0185809, 2017. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0185809
[9] S. Seibold et al., « Arthropod decline in grasslands and forests is associated with landscape-level drivers », Nature, vol. 574, no 7780, 2019. https://www.nature.com/articles/s41586-019-1684-3
[10] T. W. Crowther et al., « Mapping tree density at a global scale », Nature, vol. 525, no 7568, p. 201‑205, 2015. https://www.nature.com/articles/nature14967
[11] L214, « Dossier : les chiffres clés de la souffrance animale – Animaux abattus dans le monde », L214. https://www.l214.com/animaux/chiffres-cles/statistiques-nombre-animaux-abattus-monde-viande/
[12] C. Smith, J. C. A. Baker, et D. V. Spracklen, « Tropical deforestation causes large reductions in observed precipitation », Nature, vol. 615, no 7951, 2023. https://www.nature.com/articles/s41586-022-05690-1
[13] IPCC, « Climate Change 2022: Impacts, Adaptation, and Vulnerability. » Contribution of Working Group II to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change [H.-O. Pörtner, D.C. Roberts, M. Tignor, E.S. Poloczanska, K. Mintenbeck, A. Alegría, M. Craig, S. Langsdorf, S. Löschke, V. Möller, A. Okem, B. Rama (eds.)]. Cambridge University Press. Cambridge University Press, Cambridge, UK and New York, NY, USA 2022. https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg2/downloads/report/IPCC_AR6_WGII/FrontMatter.pdf
[14] Wikipédia, « Anthropocène », Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Anthropoc%C3%A8ne&oldid=203290039
Figure 1 : Les quatre espèces de grands singes à un pas de l’extinction. De gauche à droite en partant du haut : gorille de l’Ouest, gorille des plaines de l’Est, orang-outan de Bornéo et orang-outan de Sumatra. Pour rappel, Homo sapiens est l’une des six espèces de grands singes encore existantes. Sera-t-elle bientôt la seule ? Source : Wikipédia.
Conclusion
La définition de l’Anthropocène donnée par Wikipédia, assez classique et scientifique, est la suivante :
Figure 2 : L’exploitation du vivant et l’altération de son substrat sont deux aspects fondamentaux de l’activité humaine qui participent à l’effondrement de la vie. L’exploitation du vivant concerne toutes les formes de vie, notamment via l’agriculture et les prélèvements d’organismes dans leur milieu naturel. L’altération du substrat du vivant se fait par la modification, la destruction ou la fragmentation des habitats, ainsi que par l’émission de nombreux polluants comme du plastique ou des gaz divers. Source : Pixabay.
Des études plus localisées et ciblées font également état de chutes vertigineuses de la vie. Ainsi, en Allemagne, un suivi mené durant 27 ans a dénombré la perte de 75 % des insectes volants dans le pays, et cela seulement dans les zones naturelles protégées [8] ! En Allemagne encore, une étude réalisée sur les arthropodes a elle aussi mis en évidence un effondrement des populations : en une décennie (2007-2018), le nombre d’individus a décliné de 78 % dans les prairies [9].
Enfin, le nombre d’arbres peuplant la surface de la planète aurait été divisé par deux depuis la révolution néolithique [10]. De nos jours encore, la déforestation reste massive en Amérique du Sud, en Afrique centrale et en Asie du Sud-Est. Notons que d’autres régions du monde (Europe notamment), caractérisées par une forte déforestation au cours des derniers siècles, connaissent à l’inverse depuis quelques décennies un phénomène de reforestation, notamment en lien avec une externalisation de l'exploitation des matières premières et un recours massif aux combustibles fossiles qui ont permis de réduire la pression séculaire exercée sur les forêts.
L’Anthropocène comme époque d’exploitation du vivant et d’altération de son substrat
Les quelques chiffres relatés dans les paragraphes précédents ne sont que quelques exemples d’un phénomène terrifiant et scientifiquement documenté : la vie sur Terre est en chute libre à presque tous les niveaux, dans des proportions et à un rythme effarants.
La cause de cet effondrement de la vie est parfaitement connue : l’homme et sa manière d’habiter le monde. Il est ainsi parfaitement établi que le taux d’extinction des espèces s’accélère de façon alarmante depuis le début de la révolution industrielle, en lien avec la croissance de l’activité humaine [1].
L’exploitation des êtres vivants est une première composante de l’activité humaine qui contribue à l’effondrement de la vie. Elle s’applique à toutes les formes de vie, que celles-ci soient végétales, animales, fongiques…
Concernant les animaux, les hommes élèveraient en continu environ 300 millions de vaches, 600 millions de moutons, 500 millions de chèvres, 1 milliard de porcs, 70 milliards de poulets, 7 milliards de poules pondeuses ou 3 milliards de canards, entre autres animaux [11].
En plus de ces animaux d’élevage qui sont exploités et pour la plupart consommés, un grand nombre d’animaux sont aussi prélevés dans leurs milieux naturels. Toutes espèces confondues, plus de 1000 milliards d’animaux seraient ainsi tués chaque année par l’homme pour son alimentation [11].
L’exploitation du monde végétal est également massive, notamment pour nourrir les innombrables animaux d’élevage mentionnés ci-dessus. Ainsi, les surfaces agricoles couvrent à elles-seules environ 40 % des terres émergées de la planète. Une grande partie (~70 %) de ces surfaces correspond à des pâtures ou sert à produire le fourrage pour nourrir les animaux d’élevage.
Il est donc clair que l’exploitation des êtres vivants conduit déjà à une appropriation extraordinaire de l’espace terrestre et de la vie, cependant qu’elle réduit drastiquement la possibilité d’expression des formes de vie qui ne servent pas directement nos intérêts.
Avec l’exploitation des êtres vivants, l’altération du substrat du vivant est la deuxième composante de l’activité humaine qui joue un grand rôle sur l’affaissement du vivant "non-humain". On estime que les trois quarts de l’environnement terrestre et environ 66 % du milieu marin ont été significativement modifiés par l’action des hommes [1].
L’altération du substrat du vivant se fait par la construction d’infrastructures qui fragmentent (routes, voies ferrées…) ou détruisent (villes, aéroports…) les écosystèmes, ou encore par la conversion de milieux complexes (forêts, prairies…) en milieux beaucoup plus pauvres (champs agricoles) qui ne laissent pas la possibilité à la vie de s’exprimer dans toute sa diversité.
Elle se fait aussi par la pollution, par exemple par le relargage volontaire de ces poisons mortels pudiquement appelés "produits phytosanitaires" qui détruisent toutes formes de vie non souhaitées, ou encore par l’émission involontaire ou non de divers produits (plastiques…) et déchets (arsenic, plomb, mercure, divers gaz…) issus des processus de transformation des ressources naturelles.
L’Anthropocène comme époque de modification des cycles biogéochimiques et du climat
L’exploitation des êtres vivants, la modification des milieux et l’émission de divers composés sont telles qu’elles en modifient les cycles biogéochimiques terrestres ! Les cycles de l’azote et du phosphore, par exemple, sont bouleversés par l’homme, notamment par l’agriculture qui induit une production massive de composés azotés et phosphorés.
Le cycle de l’eau est lui-aussi largement influencé par l’homme, d’une part par les prélèvements, notamment pour l’agriculture, d’autre part par la modification des milieux, par exemple par la construction de barrages, le détournement ou la canalisation de cours d’eau, ou encore par la déforestation qui modifie le cycle de l’eau à large échelle [12].
Le cycle du carbone est également massivement modifié par la déforestation, ainsi (et surtout) que par le relargage de milliards de tonnes d’un carbone retenu prisonnier des entrailles terrestres depuis des millions d’années. Depuis 1850 et le début de l’exploitation industrielle des combustibles fossiles, la concentration en CO2 de l’atmosphère a augmenté de 45 %. Méthane et protoxyde d’azote, des gaz au potentiel de réchauffement 30 et 300 fois supérieur à celui du CO2, ont aussi vu leur concentration atmosphérique augmenter de 150 % et 25 %.
Ce relargage inconsidéré de gaz à effet de serre a déjà induit une élévation de la température du globe de plus de 1 °C par rapport au niveau préindustriel ; la poursuite du processus pourrait entraîner une hausse additionnelle de la température moyenne de 4 °C d’ici la fin du siècle [13] !
La modification des cycles biogéochimiques ainsi que le changement climatique rentrent totalement dans ce processus global que l’on peut appeler « altération du substrat du vivant », et contribuent ainsi à l’effondrement de la vie. Il est cependant important de noter que le changement climatique, vers lequel tous les projecteurs sont braqués, n’a eu à ce stade qu’une influence limitée sur l’effondrement de la vie. Autrement dit, nous n’avons pas attendu de modifier le climat pour altérer la vie, et il est tout à fait possible de faire l’un sans l’autre.
"L'Anthropocène est une proposition d'époque géologique qui aurait débuté quand l'influence de l'être humain sur la géologie et les écosystèmes est devenue significative à l'échelle de l'histoire de la Terre [14]."
Le constat dressé dans les paragraphes précédents m’amène à proposer une définition plus personnelle, certes moins neutre mais à mon sens plus précise sur ce qu’est l’Anthropocène :
"L’Anthropocène est un temps singulier dans les 4,5 milliards d'année de la Terre, durant lequel une espèce animale seule, Homo sapiens, exploite et altère la surface planétaire de façon suffisamment puissante pour provoquer une extinction massive de la vie."
L'Anthropocène est le monde profondément marquée par l'activité humaine ; il est donc le reflet de ce que nous sommes, et il ne me semble pas que le portrait dépeint soit très flatteur. Ne nous enjoint-il pas à une profonde réorientation de notre activité sur cette planète ?
Henri Cuny