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Des articles de fond sur l'Anthropocène
Quel futur pour l'Anthropocène ? - Scénario 2 : le grand effondrement
Vers la fin de la civilisation thermo-industrielle ?
Deuxième partie sur le futur de l’Anthropocène, après une première partie dédiée au scénario sur lequel la civilisation thermo-industrielle mise tout : celui du grand découplage. Par contraste, nous allons maintenant parler d’un scénario que personne (ou presque) ne souhaite mais qui constitue néanmoins une éventualité plausible pour un nombre croissant d’entre nous : celui du grand effondrement.
Qu'est-ce que le grand effondrement ?
L’effondrement est l’un de ces "mot obus" susceptibles de déclencher des réactions épidermiques. Il est vrai que l’imaginaire collectif ayant été largement "Holywoodisé", l’effondrement est souvent perçu de prime abord comme une sorte d’Armageddon impliquant la destruction totale de la surface planétaire, ou encore comme un évènement brutal qui nous conduirait vers un nouvel état post-apocalyptique "à la Mad Max".
Pourtant, des personnes ayant œuvré à populariser ce concept se défendent de cette vision binaire et présentent l’effondrement comme un processus plus subtil et qu’il convient d’appréhender dans toute sa complexité [1]. Il est ainsi plus opportun de parler d’effondrements au pluriel, car l’effondrement peut être multiple et dépend de la facette que l’on choisit d’observer. Par exemple, du point de vue des indicateurs biologiques, l’effondrement de la vie sur Terre a déjà commencé et est scientifiquement documenté [2, 3, 4, 5].
Concernant l’effondrement de notre civilisation à proprement parler, le risque est de plus en plus ouvertement évoqué. Ceci est logique puisque, quoi qu’on en pense, notre civilisation repose exclusivement sur un climat relativement stable, qui va aller vers bien plus d’instabilité, ainsi que sur une exploitation massive des ressources naturelles, qui tendent pour certaines à s’appauvrir dangereusement.
Mais qu’est-ce c’est, l’effondrement de notre civilisation ? Un retour au Moyen Âge ? L’apocalypse ? Par contraste avec la "fin du monde" si souvent évoquée depuis la nuit des temps, l’effondrement de notre civilisation doit peut-être plutôt être vu comme la "fin d’un monde", c’est-à-dire celui que nous connaissons, fondé sur l’industrie de masse et les énergies fossiles (ce dont rend compte l’appellation "civilisation thermo-industrielle").
Plus qu’un événement cataclysmique unique et ponctuel, l’effondrement peut être envisagé comme un long (à l’échelle de la vie humaine) processus qui "ne concerne pas seulement les événements naturels, mais aussi (et surtout) des chocs politiques, économiques et sociaux, ainsi que des événements d’ordre psychologique (comme des basculements de conscience collective)" [1].
L’effondrement de la civilisation thermo-industrielle, c’est donc une défaillance généralisée et potentiellement progressive d’un système provoquée par une convergence de chocs à des niveaux multiples : environnemental, mais aussi énergétique, politique, social, culturel, financier et économique. L’effondrement est alors à voir comme un processus transitoire vers quelque chose d’autre : la Terre, de même que la vie et l’humanité, continueront d’exister.
Le processus transitoire n'est cependant a priori pas agréable, comme le suggère la définition très concrète qui en est donnée par Yves Cochet et Agnès Sinaï : l’effondrement est un "processus irréversible à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis (à un coût raisonnable) à une majorité de la population par des services encadrés par la loi" [6].
On comprend dès lors les risques inhérents à un tel délitement : "barbarisation" de la société (on revient à l’imaginaire "Mad Max"), tensions, guerres, famines, etc., avec en creux une diminution importante de la population et de l’activité économique. L’effondrement se traduirait alors par une baisse majeure et non souhaitée du développement humain tel que mesuré par le PIB.
Figure 1 : Illustration du concept du grand effondrement. Le découplage tant rêvé par certains entre la croissance telle que mesurée par le PIB et l’altération de l’environnement n’a pas lieu, et il se produit au contraire une diminution importante et non souhaitée du PIB. Les causes de cette baisse de l’activité économique sont potentiellement multiples et concomitantes mais peuvent impliquer en premier lieu l’altération de l’environnement, la baisse de la disponibilité des ressources et les inégalités sociales. On peut imaginer que l’altération de l’environnement se poursuive voire s’aggrave dans un premier temps du fait de la déstructuration du système thermo-industriel conduisant à des pressions maximales sur d’autres ressources (bois, animaux et végétaux de toutes sortes…) que les combustibles fossiles.
Les causes du grand effondrement sont potentiellement nombreuses, mais nous pouvons en lister trois principales : 1) une altération de l’environnement poussée au-delà de seuils faisant entrer le "système Terre" dans une grande instabilité et générant des conditions nettement moins favorables au développement économique et plus généralement à la vie terrestre ; 2) une diminution de la disponibilité des ressources et 3) de grandes inégalités sociales.
Un scénario qui n'est plus tabou ?
L’effondrement est un concept qu’on retrouve déjà dans des travaux anciens. Par exemple, le célèbre rapport intitulé "The Limits to Growth" (Les limites à la croissance) de Meadows et al. (aussi appelé "Rapport Meadows" ou "rapport au Club de Rome") publié dès 1972 expose les résultats de simulations réalisées à l’aide d’un modèle du "système monde" (le modèle World 3) qui, en cas de continuation de la croissance économique, conduisent toutes à un effondrement de la civilisation au cours du 21e siècle [7].
Ce n’est cependant qu’au cours des années récentes que l’effondrement s’est retrouvé sous le feu des projecteurs. Un auteur comme Jared Diamond a contribué à cette reconnaissance en publiant en 2005 le livre "Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie" [8]. En partant du constat du caractère éphémère des civilisations passées, l’auteur tente de trouver des points communs à la disparition de certaines (les Mayas, les Vikings, les Anasazis…) afin d’en tirer des enseignements et de les transposer à l’époque contemporaine.
En France, l’ouvrage "Comment tout peut s’effondrer : petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes" de Pablo Servigne et Raphaël Stevens a eu un certain retentissement et a définitivement consacré l’effondrement de notre civilisation comme une théorie importante de notre époque [1].
Ainsi, alors que l’effondrement a longtemps été considéré avec mépris comme un récit catastrophiste réservé à quelques hurluberlus, le voilà de plus en plus considéré comme une éventualité à ne pas négliger.
Certaines enquêtes récentes attestent de ce changement. Un sondage international réalisé par l’IFOP a ainsi montré que la croyance en la possibilité d’un effondrement de notre civilisation était partagée par une bonne partie voire une majorité de la population (71 % en Italie, 65 % en France 56 % au Royaume-Unis, 52 % aux États-Unis et seulement 39 % en Allemagne) [9]. Un sondage spécifique à la France est arrivé à la conclusion similaire, avec environ 60 % des personnes interrogées craignant la survenue d’un effondrement [10].
Des signes d'effondrement ?
Pour juger de la possibilité d’un grand effondrement de la civilisation thermo-industrielle, repartons des trois causes principales listées ci-dessus et évaluons pour chacune la situation actuelle ainsi que la tendance récente.
Altération de l’environnement
Au niveau de l’altération de l’environnement, les tendances synthétisées dans le tableau de bord de l’Anthropocène sont limpides, avec la grande accélération de nombreux indicateurs de l’altération de la surface terrestre. Plusieurs limites planétaires sont d’ores et déjà dépassées, le changement climatique à l’œuvre depuis quelques décennies est d’une ampleur et d’une brutalité sidérantes et la poursuite de l’effondrement de la vie en cours mènerait à une 6e extinction de la vie sur Terre.
Je critique souvent le fait que le changement climatique soit autant mis en avant comparativement à bien d’autres conséquences de l’activité humaine (pollution aux polluants éternels, modification des cycles biogéochimiques, effondrement de la vie, etc.), mais il est clair que la tendance suivie et que les projections pour les décennies à venir annoncent des bouleversements dont nous peinons probablement à saisir l’ampleur.
Disponibilité des ressources
Concernant la disponibilité des ressources, le taux de retour énergétique (TRE) est un indicateur très intéressant. Pour utiliser une énergie, il est tout d’abord nécessaire de l’extraire de l’environnement. Cette extraction nécessite elle-même une certaine dépense d’énergie. Le TRE correspond au ratio entre l’énergie produite à partir d’une certaine technique (extraction de pétrole, éolien, nucléaire, …) et l’énergie dépensée pour cette production.
Plus le TRE est grand et plus l’énergie produite est grande par rapport à l’énergie investie pour cette production. Un grand TRE correspond donc à une situation favorable et il est le garant du maintien d’une prospérité matérielle élevée [11].
Comme nous l’avons vu, notre civilisation est qualifiée de "thermo-industrielle" en raison de sa dépendance totale et grandissante aux combustibles fossiles (pétrole, gaz, charbon) pour nourrir une industrie vorace en énergie. Les combustibles fossiles sont en effet de formidables concentrés d’énergie, dont l’exploitation requiert cependant diverses opérations (sonder, creuser, pomper, …) énergivores.
Logiquement, les ressources les plus facilement accessibles sont exploitées en priorité, ce qui signifie sur le TRE tend à diminuer à mesure que les ressources deviennent plus difficilement accessibles, et ce en dépit des progrès technologiques.
Comme l’explique Louis Delannoy, spécialiste du sujet, "deux exemples illustrent ce phénomène : les records de forages offshores ne cessent d’être battus (de 1 000 mètres en 1994 à plus de 3 400 en 2020) et les liquides pétroliers extraits sont de moins bonne qualité (pétroles ultralourds du Venezuela, sables bitumineux du Canada, etc.). Alors qu’en 1950 le TRE se situait à 50 pour la production de liquides pétroliers et à 140 pour le gaz, aujourd’hui, on estime que leurs TRE s’établissent respectivement à 9 et 25 et qu’ils pourraient décroître rapidement, pour tomber à 2 et 16 au milieu de ce siècle." [11]
Sachant que dans le même temps la demande est en pleine croissance, on comprend que la compétition pour l’approvisionnement en combustibles fossiles pourrait devenir de plus en plus féroce et mener à de dangereuses tensions.
S’ils constituent les ressources socles de notre civilisation, les combustibles fossiles sont toutefois accompagnés de bien d’autres ressources indispensables. Par exemple, la révolution numérique en cours et la volonté d’électrification de nombreux processus dans un contexte de transition énergétique (répétons-le : il est bien plus pertinent aujourd’hui de parler d’accumulation que de transition énergétique) impliquent une croissance extraordinaire de la demande pour une grande variété de métaux. En fait, les quantités requises sont telles que le risque de passer d'une ressource non renouvelable (les fossiles) à une autre (les métaux) [12].
D’une manière générale, dans un contexte de croissance économique, l’augmentation de l’efficience des processus est largement contrebalancée par d’autres phénomènes (effet rebond notamment, déplacement des problèmes comme on vient par exemple de le voir avec l’électrification qui déplace les pressions sur de nouvelles ressources, …), si bien que l’augmentation de la population et de la consommation "par tête de pipe" se traduit par des tensions croissantes pour l’accès aux ressources naturelles.
Inégalité
Enfin, concernant les inégalités sociales, le temps des seigneurs semble définitivement revenu avec, après quelques décennies marquées par une tendance générale à la réduction des inégalités, une extraordinaire accaparation des richesses par une minorité d'individus.
Les inégalités sont patentes aussi bien au niveau mondial qu’au sein même de la population d’un pays. Ainsi, d’après des chiffres de 2017, les un peu plus de 2000 milliardaires recensés dans le monde détiennent davantage de richesses que les 4,6 milliards d’humains les plus pauvres de la planète [13]. Autrement dit, 0,000025 % des humains de cette planète s’approprient plus de richesses que 60 % des autres réunis ! De la même façon, la fortune des 1 % les plus riches du monde correspond à plus du double des richesses cumulées de 92 % de la population du globe.
Au sein même des pays dits "développés", l’indécente asymétrie dans le partage des richesses reste parfaitement valable. En France, en 2017, sept milliardaires possédaient plus de richesses que les 30 % les plus pauvres, et les 10 % les plus riches concentraient la moitié des richesses du pays. Cet accaparement des richesses par une poignée d’individus, que nous pouvons qualifier de super-prédateurs, s’accentue depuis quelques années, si bien que les écarts soulignés ci-dessus augmentent [14, 15].
En France, entre 1996 et 2017, les 500 plus grandes fortunes ont crû quatre fois plus vite que le PIB. À elles seules, ces 500 fortunes représentaient 25 % du PIB en 2017, contre 6 % en 1996. Durant ces deux décennies, le nombre de milliardaires est passé de 11 à 92, tandis que la valeur totale des 500 plus grandes fortunes a été multipliée par sept, de 80 à 570 milliards d’euros [16]. Si rien n’est fait, le rendement du capital va rester bien supérieur au taux de croissance de l’économie dans les années futures, si bien que ces inégalités vont mécaniquement continuer de se creuser [15].
L’inégalité est bien sûr loin de se cantonner à la sphère économique. Par exemple, une inégalité de richesse signifie généralement une inégalité de pouvoir. De fait, la super-concentration des richesses va de pair avec une super-concentration des pouvoirs médiatique ou politique, comme le montrent la mainmise de quelques ultrariches sur les principaux médias en France [17], ou encore la collusion croissante entre "élites" économiques et politiques dans ce que certains appellent un "capitalisme de connivence" [18].
Clairement, il existe d’insupportables inégalités dans notre capacité à contribuer aux décisions collectives, et les quelques-uns qui accaparent les richesses sont généralement ceux qui pilotent "la marche du monde" dans un système qui revendique l’appellation "démocratie" mais a bien le goût de la ploutocratie et de l’oligarchie.
Enfin, notons bien qu’il faut distinguer les inégalités de la pauvreté. Souvent, ceux qui dépeignent les inégalités présentent la majorité "non-riche" comme une masse miséreuse sans le sous. Pourtant, la croissance économique a largement diminué la pauvreté (même s’il reste bien sûr des pauvres au sens de personnes qui peinent à subvenir à leurs besoins vitaux), comme en attestent divers indicateurs.
Cependant, l’inégalité est un facteur de tension indépendamment de la question du niveau absolu de richesse. Même si nous étions tous "riches" (dans le sens de capables de nous acheter une profusion de biens et services), alors l’inégalité serait vectrice de tension. Dans le même ordre d’idée, un partage profondément inégal des richesses entre 4 personnes d’une famille multimilliardaire génèrerait sûrement des tensions dramatiques. Donc, clairement, même si la croissance économique a réduit la pauvreté, argument souvent repris pour dire qu’il faut à tout prix poursuivre la croissance, il n’en demeure pas moins que les spectaculaires inégalités que le processus a générées constituent un facteur décisif de fragmentation de la société, de tension entre les individus et in fine de mal-être pour bon nombre d’entre nous.
Un scénario probable ?
Nous avons préalablement évoqué le rapport Meadows et al. (1972), dans lequel les auteurs détaillent les résultats des simulations réalisées à l’aide du modèle du “système monde” World 3 [7]. Leur principale conclusion est que la croissance continue conduira tôt ou tard (au cours du 21e siècle, sans nécessairement donner de date précise) à un "effondrement" du monde qui nous entoure, même en étant optimiste sur le développement technologique, le recyclage, le contrôle de la pollution ou le niveau des ressources naturelles.
En 2012, une étude a confronté les trajectoires simulées par l’équipe de Meadows et al. pour 6 indicateurs (ressources disponibles, production de nourriture, production de services, population, pollution et production industrielle) avec les données réelles et a ainsi montré que les projections obtenues avec le scénario le plus pessimiste se sont révélées jusqu’ici plutôt justes, accréditant ainsi un peu plus la thèse selon laquelle l’humanité se trouverait à l’aube d’une période périlleuse [19].
Figure 2 : Comparaison des évolutions de 6 indicateurs simulées (modèle World 3, scénario « Business as usual ») par l’équipe du MIT en 1972 avec les évolutions réellement observées sur la période 1970-2010. Pour les 6 indicateurs, les évolutions constatées sont relativement proches des évolutions qui avaient été simulées.
Une seconde étude plus récente (2020) de comparaison entre les données empiriques et les simulations a confirmé que, sans bifurcation importante, les trajectoires suivies pourraient mener à un effondrement de la civilisation avant 2040 [20, 21].
Pour appréhender la menace d’un effondrement, il est indispensable de dire un mot sur le temps de variation. Pour cela, reprenons une métaphore utilisée par Aurélien Barrau et imaginons une voiture lancée à 180 km/h [22]. Dans le premier cas, la voiture freine progressivement pour s’arrêter en quelques secondes. Dans le second cas, la voiture rentre dans un mur pour s’arrêter en quelques millièmes de seconde.
Dans les deux cas, l’amplitude de la variation est la même : la voiture est passée de 180 km/h à 0 km/h. Ce qui différencie les deux cas, c’est le temps de variation. C’est un paramètre important, puisque dans le premier cas vous restez en vie, alors que dans le second cas vous êtes (très probablement) mort.
Le temps de variation est donc essentiel à prendre en compte pour prévoir l’impact d’un changement sur un système. Or, ce qui caractérise les changements actuels (effondrement du vivant et changement climatique notamment) est leur amplitude ainsi que leur exceptionnelle rapidité, comme en témoignent les courbes de la grande accélération. Les systèmes biologiques (dont la civilisation thermo-industrielle) vont donc devoir s’adapter dans un temps extrêmement court, et c’est probablement cela qui fait porter la menace à un niveau existentiel.
Même si la situation actuelle est inédite dans l’histoire de l’humanité et que le futur est imprévisible, l’analyse du passé nous apprend une chose : la dégradation de l’environnement, les changements climatiques, les inégalités sociales et encore plus l’absence de réponse à ces problèmes, sont des facteurs récurrents ayant joués un rôle majeur dans l’effondrement de plusieurs civilisations [8].
Lorsqu’on évoque le risque d’effondrement, il se trouve souvent une personne pour déclarer avec dédain que c’est faire preuve d’un pessimisme bien sombre que de croire que notre civilisation pourrait s’effondrer ; nous saurons trouver des solutions le moment venu et il suffit d’ailleurs de jeter un œil en arrière pour comprendre que l’homme a toujours su s’adapter. Une croyance qui se trouve d’ailleurs renforcée par le récit d’une toute-puissance conférée par les technologies modernes, avec un progrès linéaire que plus rien ne saurait enrayer.
C’est sûrement une erreur majeure de croire que parce que l’homme a traversé les millénaires en s’adaptant à des conditions très changeantes, nous passerons sans encombre les défis à venir. L’analyse de l’histoire est de bien peu de secours tant les conditions actuelles, que ce soit au niveau des systèmes d’organisation humains ou de l’environnement global, sont inédites. Les humains ont survécu à d’éprouvantes périodes glaciaires en tant que chasseurs-cueilleurs nomades vivant en petits groupes autonomes, pas à huit milliards d’individus sédentaires ultra-dépendants d’un système globalisé lui-même tributaire d’une énergie abondante et bon marché.
Dans "Comment tout peut s’effondrer", Pablo Servigne et Raphaël Stevens expliquent que le système dominant, en phagocytant l’ensemble des ressources (physiques, économiques, techniques, psychologiques…) disponibles, se renforce perpétuellement et accroît ainsi sa domination dans une boucle infernale qui rend impossible l’émergence de toute alternative [1]. Le système dominant finit par se verrouiller totalement, ce qui lui confère une très grande inertie.
Dans le même temps, le système devient si sophistiqué, avec l’imbrication d’innombrables processus interdépendants, qu’une perturbation même localisée peut, par des effets de contagion, se propager à l’ensemble et dégénérer en crise globale. Leur conclusion est que plus un système est puissant, plus il est complexe et, paradoxalement, fragile. Le système mondialisé ultra-dominant et monstrueusement complexe que nous avons patiemment bâti au cours des siècles précédents, en plus d’être difficilement modifiable, pourrait donc bien être un colosse aux pieds d’argile.
Références
[1] P. Servigne et R. Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes. Seuil, 2015.
[2] G. Ceballos, P. R. Ehrlich, et P. H. Raven, « Vertebrates on the brink as indicators of biological annihilation and the sixth mass extinction », Proc. Natl. Acad. Sci., 2020. https://www.pnas.org/doi/full/10.1073/pnas.1922686117
[3] G. Ceballos, P. R. Ehrlich, A. D. Barnosky, A. García, R. M. Pringle, et T. M. Palmer, « Accelerated modern human–induced species losses: Entering the sixth mass extinction », Sci. Adv., vol. 1, no 5, p. e1400253, 2015. https://www.science.org/doi/10.1126/sciadv.1400253
[4] IPBES, « Global assessment report on biodiversity and ecosystem services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services. Bonn, Germany », IPBES secretariat, Bonn, Germany, 2019. https://zenodo.org/record/3553579
[5] R. H. Cowie, P. Bouchet, et B. Fontaine, « The Sixth Mass Extinction: fact, fiction or speculation? », Biol. Rev., vol. 97, no 2, p. 640‑663, 2022. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/35014169/
[6] Wikipédia, « Collapsologie », Wikipédia. Consulté le: 14 septembre 2024. https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Collapsologie&oldid=217891631
[7] D. H. Meadows, D. L. Meadows, J. Randers, William W. Behrens III. The Limits to Growth. A Report for THE CLUB OF ROME'S Project on the Predicament of Mankink. Potomac Associates Books – Universe Books, 1972. https://collections.dartmouth.edu/xcdas-derivative/meadows/pdf/meadows_ltg-001.pdf?disposition=inline
[8] J. Diamond, Effondrement: comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie. Gallimard, 2006.
[9] IFOP, « Enquête internationale sur la « collapsologie » - Sondage Ifop pour la Fondation Jean Jaurès », Fondation Jean-Jaurès. https://www.jean-jaures.org/wp-content/uploads/drupal_fjj/redac/commun/productions/2020/1002/enquete_collapso.pdf
[10] G. Rozières et M. Balu, « 6 Français sur 10 redoutent un effondrement de notre civilisation », Le HuffPost. 2019. https://www.huffingtonpost.fr/c-est-demain/video/6-francais-sur-10-redoutent-un-effondrement-de-notre-civilisation-sondage-exclusif_156101.html
[11] L. Delannoy et E. Prados, « Les lois de la physique rendent la sobriété inévitable », Reporterre. 2022. https://reporterre.net/Les-lois-de-la-physique-rendent-la-sobriete-inevitable
[12] O. Vidal, B. Goffé, et N. Arndt, « Metals for a low-carbon society », Nat. Geosci., vol. 6, no 11, p. 894‑896, 2013. https://www.nature.com/articles/ngeo1993
[13] D. A. V. Pimentel, I. M. Aymar, et M. Lawson, « Partager la richesse avec celles et ceux qui la créent », Oxfam, 2018. https://www.oxfam.org/fr/publications/partager-la-richesse-avec-celles-et-ceux-qui-la-creent
[14] F. Bourguignon et A. Châteauneuf-Malclès, « L’évolution des inégalités mondiales de 1870 à 2010 », SES.ENS-Lyon. 2016. http://ses.ens-lyon.fr/ressources/stats-a-la-une/levolution-des-inegalites-mondiales-de-1870-a-2010
[15] T. Piketty, Le capital au XXIe siècle. Seuil, 2013.
[16] A. Laratte, « La fortune des 500 Français les plus riches multipliée par sept en 20 ans », Le Parisien. 2017. https://www.leparisien.fr/economie/la-fortune-des-500-francais-les-plus-riches-multipliee-par-sept-en-20-ans-27-06-2017-7091565.php
[17] C. Sansu, S. Jacquier, M. Bonnéry, et C. Constant, « Qui sont les six milliardaires qui possèdent les principaux médias français », l’Humanité. 2023. https://www.humanite.fr/medias/bernard-arnault/qui-sont-les-six-milliardaires-qui-possedent-les-principaux-medias-francais
[18] J. Bouissou, « Une révolte contre le « capitalisme de connivence » », Le Monde. 2019. https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/08/une-revolte-contre-le-capitalisme-de-connivence_6018425_3210.html
[19] G. Turner, « Is global collapse imminent? An updated comparison of the Limits to Growth with historical data. MSSI Research Paper No. 4, Melbourne Sustainable Society Institute, The University of Melbourne. », 2014. https://sustainable.unimelb.edu.au/__data/assets/pdf_file/0005/2763500/MSSI-ResearchPaper-4_Turner_2014.pdf
[20] G. Herrington, « Update to limits to growth: Comparing the World3 model with empirical data », J. Ind. Ecol., vol. 25, no 3, p. 614‑626, 2021. https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/jiec.13084
[21] E. Helmore, « Yep, it’s bleak, says expert who tested 1970s end-of-the-world prediction », The Guardian, 2021. https://www.theguardian.com/environment/2021/jul/25/gaya-herrington-mit-study-the-limits-to-growth
[22] A. Barrau, « La fin du monde, l’autre option c’est vous. Conférence à la société des horlogers de Genève », YouTube. 2020. https://www.youtube.com/watch?v=Meijmu60-AE
Conclusion
Alors qu’il était autrefois l’apanage de quelques catastrophistes jugés avec condescendance par l’opinion publique, le scénario du grand effondrement a fait son chemin et a considérablement gagné en crédibilité ces derniers temps.
Il faut dire que les trajectoires récentes et les conditions actuelles favorisent cette crédibilisation : mélangez un changement climatique abrupte, un effondrement généralisé du vivant, une déplétion des ressources naturelles, des inégalités sociales indécentes, le tout dans un contexte de volonté de croissance (de la population et de l’économie), et vous obtenez un cocktail potentiellement explosif.
Aujourd’hui, le grand découplage, soit la possibilité de croître en consommant moins de ressources et sans altérer l’environnement, est vu comme l’unique voie possible pour éviter l’effondrement. Nous l’avons vu, elle est peu crédible. Ce qui veut dire qu’il n’y a aucune échappatoire et que le grand effondrement est inéluctable ?
Figurez-vous qu’il existe pourtant une voie alternative, beaucoup plus simple et en un sens plus logique, mais aussi infiniment moins confortable pour nos croyances collectives et les intérêts de certains, apparaissant ainsi pour beaucoup tel un repoussoir : la voie de la réduction volontaire et équitable de l’activité économique telle que mesurée par le PIB ; c'est-à-dire la voie de la... décroissance. Voilà, après l’effondrement, le deuxième "mot obus" est lâché ; je lui consacrerai le prochain article.
Henri Cuny