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Des articles de fond sur l'Anthropocène

Hypersensibilité, surdouance, HPI, HPE, zèbre... et Anthropocène - C'est quoi le rapport ?

Henri Cuny - 20/09/2023

L'Anthropocène ou le temps de l'hyper-égocentrisme

Après quelques articles plutôt factuels et consensuels sur la définition et la temporalité de l’Anthropocène, voici un texte probablement plus polémique sur les concepts modernes d’hypersensibilité, surdouance, haut potentiel intellectuel (HPI), haut potentiel émotionnel (HPE), "zèbre" et autres superlatifs. Mais quel lien avec l'Anthropocène, me direz-vous ? C'est justement à cette question épineuse que je vais tenter de répondre...

Des concepts modernes à succès

On connait quasiment tous une personne – peut-être même êtes-vous l’une de ces personnes – qui revendique pour elle-même ou quelqu’un de son entourage le statut d’hypersensible, de surdoué, de HPI, de HPE ou encore de "zèbre". Et pour cause ! À l’heure où l’offre et la demande pour des consultations psychologiques explosent (en 10 ans, le nombre de psychologues a été multiplié par 8 en France [1] !), de plus en plus de gens se voient attribuer l’un ou plusieurs de ces concepts récents issus de la psychologie. Vous trouverez aussi quantité d’articles et de tests en ligne qui vous suggèrerons que vous êtes peut-être à haut potentiel ou hyper-quelque chose, et que cette spécificité peut contribuer à votre mal-être et vos difficultés.

Clarifions tout de suite les choses : il n’est aucunement dans mon intention de nier l’existence de personnes réellement caractérisées par des traits "extrêmes" (dans le sens de particulièrement éloigné de la "normalité", si tant est que cette dernière existe, comme nous le verrons ci-dessous) concernant certains aspects de leur psychologie ou de leur physiologie, et que ces particularités peuvent être source de souffrances et d’un mal-être. Ce que je souhaite, c’est expliquer ce que l’engouement moderne pour les qualificatifs de HPI, HPE et autres superlatifs révèle de notre rapport au monde, dénoncer les limites de ces concepts ainsi que leur aspect diviseur et mercantile.

"Miroir, mon gentil miroir, qui est la plus belle ?"

La visée commerciale, tout d’abord, parait évidente. Si un psychologue se mettait à dire de chaque personne qu'il reçoit en consultation qu'elle est sous-douée, insensible ou à faible potentiel intellectuel, il est probable que sa clientèle se réduirait rapidement à peau de chagrin ! Pour satisfaire et fidéliser le client, il faut lui donner ce qu'il demande et lui dire ce qu'il veut entendre.

Les critères pouvant entrainer une suspicion de "haut potentiel" sont donc lâches. Il n'y a en fait guère que deux raisons qui peuvent expliquer pourquoi vous ou votre enfant n’êtes pas suspecté d'être HPI, HPE ou autres :

  • Vous êtes vraiment d’une normalité confondante à tous niveaux, mais je ne crois pas que cela soit possible, car ce que nous appelons personnalité est tellement complexe qu’il y a vraisemblablement des aspects pour lesquels vous êtes "extrêmes", c’est-à-dire à haut potentiel ou hyper- ;

  • Beaucoup plus probablement, vous n'avez pas cédé aux sirènes vous claironnant que vous êtes possiblement un être hors-norme.

Des concepts limités et simplistes

Outre le côté mercantile, une limite majeure de ces concepts tient dans le fait qu’ils sont fondés sur des définitions étroites et figées de l’intelligence, de la sensibilité ou de l’émotivité, alors même que ces propriétés sont protéiformes. Par exemple, l’évaluation du "haut potentiel intellectuel" se base largement sur le test du QI, qui n’apprécie l’intelligence que de manière superficielle et partielle. Quand on attribue un "haut potentiel intellectuel" à quelqu’un, on laisse sous-entendre que cette personne a de manière générale une intelligence "supérieure" à celle des autres, alors que ce n’est "que" son intelligence telle que mesurée par le test du QI qui est particulièrement élevée.

Cette vision restrictive de l’intelligence se retrouve dans notre société, dans laquelle certaines formes d’intelligence (l’intelligence rationnelle en particulier) et de talent (arts – certains parlent d’intelligence esthète pour la capacité à s'exprimer artistiquement [2] -, sport…) sont portées au pinacle, tandis que d’autres sont largement étouffées quand elles ne sont pas dénigrées : citons par exemple la capacité d’interagir avec les autres êtres vivants (humains comme non-humains ; capacité qui rejoint l’intelligence dite émotionnelle [3]), l’artisanat ou plus généralement l’ensemble des activités dites manuelles, qui requièrent souvent une grande dextérité et une intelligence que l’on peut qualifier de pragmatique [2].

La reconnaissance de ces formes multiples d’intelligence demeure extrêmement simpliste : les frontières entre les différentes catégories sont évidemment poreuses (être doué d’une grande intelligence rationnelle n’exclut pas d’être doué d’une grande intelligence émotionnelle, esthète ou pragmatique) et nous restons dans tous les cas sur des conceptions de l’intelligence très centrées sur l’homme.

Des concepts diviseurs

D’une manière générale, l’intelligence est très dure à quantifier. Pendant longtemps, la conception commune (du moins en Occident) a été que l’homme était l’être vivant le plus intelligent, voire l’unique être vivant doué d’intelligence, ce qui a grandement contribué à l’anthropocentrisme (philosophie qui place l’homme au centre de toute chose) et à la séparation homme/nature.

Cette conception, que l’on peut qualifier aussi bien de biblique que de cartésienne car partagée tant par les grands monothéismes que par René Descartes et ses partisans, prétend que l’homme est un animal à part, sensible et intelligent, tandis que les autres êtres vivants sont assimilables à des automates dépourvus de toute idiosyncrasie, simples ressources mises à notre disposition.

On sait maintenant que si l’homme dispose d’une grande intelligence, notamment rationnelle, les autres êtres vivants démontrent des signes patents d’intelligence, et même par certains aspects des capacités cognitives "supérieures" à celles des humains [4].

D’ailleurs, si l’on considère que l’intelligence consiste à apporter des réponses appropriées à des conditions changeantes, il semble assez évident que toute forme de vie est nécessairement douée d’intelligence : notre univers étant en mutation permanente, une forme de vie qui ne serait pas capable de s'adapter au changement n'aurait aucune chance de perdurer. Autrement dit, l'intelligence est une propriété intrinsèque de la vie. Obnubilés par nos conceptions et nos (réelles) prouesses intellectuelles, nous avons tout simplement tendance à ne pas percevoir et comprendre l’intelligence des autres êtres vivants [4].

Alors qu’on daigne désormais reconnaitre de l’intelligence, de la sensibilité voire de l’émotivité aux autres animaux [4] et même aux plantes [5], il me semble que la prolifération des concepts de haut potentiel, hyper- et autres superlatifs va à rebrousse-poil, en cherchant à distinguer des intelligences, des sensibilités ou des émotivités "supérieures" au sein même du groupe humain. En cela, ces concepts tendent à apporter de la division, là où la science montre davantage une continuité de l’intelligence, de l’émotivité ou de la sensibilité, qui peuvent cependant prendre des formes extrêmement diverses (et notons que le terme "diverses" ne signifie en aucun cas "supérieures" ou "inférieures"), entre les espèces, mais aussi au sein même d’une espèce comme la nôtre.

L'individualisme et l'égocentrisme à leur paroxysme

Au cours des dernières décennies, la biologie a démontré que tous les êtres vivants étaient doués d’intelligence et de sensibilité, mais aussi qu’ils étaient unis par des liens de parenté et des relations d’interdépendance (mutualisme, commensalisme ou plus généralement la coopération, qui est une interaction fondamentale de structuration du vivant [6]). En clair, il existe un principe de continuité et d’unité du vivant : les êtres vivants sont tous reliés entre eux, par des liens de filiation et des interactions multiples.

À rebours de cette réalité scientifique, la civilisation contemporaine "dominante" (que l’on peut qualifier d’occidentale car largement défendue et promue par l’Occident, mais dans laquelle j’inclus bien entendu des pays comme la Chine ou la Russie), s’est développée en n’ayant absolument aucune considération pour "la nature" (i.e. les autres êtres vivants et l’ensemble des conditions nécessaires à l’existence), vue comme une contrainte au développement ou une masse de ressources à exploiter.

Ce modèle de développement est légitimé par des conceptions comme l’Anthropocentrisme, qui prétend que l’homme, seul être vivant sensible et doué d’intelligence, est la source suprême d’autorité, qui donne sens au monde et à laquelle les éléments sont soumis. De la même façon, l’humanisme, qui visait à la base l’élévation de chacun par la connaissance et la responsabilité, est devenu une sorte de religion de l’individu humain, qui place la personne et son épanouissement au-dessus de toutes les autres valeurs. En faisant de l’homme le centre du monde et en mettant l’accent sur la valeur infinie et l’unicité de chaque individu humain, anthropocentrisme et humanisme sont en rupture avec les principes d’unité et de continuité du vivant.

Les qualificatifs de "haut potentiel", "sur-" et "hyper-" s’inscrivent pleinement dans cette tendance à souligner l’unicité et la préciosité de chaque être humain, et sont ainsi très révélateurs d’une dérive progressive vers l'égocentrisme et l'individualisme. Le récent concept de "zèbre" constitue surement un summum de ce mouvement. Le terme est utilisé pour décrire les personnes "surdouées", à "haut potentiel" et à la sensibilité "exacerbée" ; il souligne l’unicité de ces personnes, en faisant référence à la robe du zèbre qui est spécifique à chaque individu. Bref, l’idée implicite est que les "zèbres" seraient des individus uniques et magnifiques, qui se distingueraient de la masse des "bourrins".

Cherchons l'unité et la continuité plutôt que l'unicité et la division

Oui, chaque humain est unique. Cela ne nous différencie d'ailleurs nullement des autres êtres vivants qui peuplent avec nous cette planète. C'est une loi biologique, qui veut que la reproduction conduise à la différenciation des individus, ce qui accroît la faculté qu'a la vie à évoluer et s'adapter aux conditions changeantes. Mais l’unicité de chaque être ne ressemble qu’à une propriété biologique bien secondaire au regard des principes de continuité et d’unité précédemment évoqués.

Au niveau génétique, tous les humains ont en moyenne 99,9 % de leur ADN en commun [7] ! De même que les humains et les chimpanzés ont près de 99 % de leur ADN en commun [8]. Au niveau biologique, les similitudes de fonctionnement sont immenses : humains comme drosophiles, couleuvres, sangliers ou séquoias géants respirent de l'air, ingèrent des nutriments, rejettent des déchets, se reproduisent, meurent…. Tous doivent s’adaptent aux variations de leur environnement et font pour cela preuve d’une grande sensibilité (pour détecter les variations des conditions) et d’intelligence (pour y répondre de manière opportune). Pour faire la paix avec les autres, avec la nature, nous ferions surement mieux de mettre en avant ce qui nous rassemble plutôt que de nous focaliser sur nos petites particularités individuelles.

Arbre phylogénétique des primates ; notre espèce Homo sapiens n'est qu'une feuille parmi d'autres
Arbre phylogénétique des primates ; notre espèce Homo sapiens n'est qu'une feuille parmi d'autres

Partie de l’arbre phylogénétique du vivant relative aux primates, ordre des mammifères auquel notre espèce Homo sapiens appartient. Les primates ne constituent qu’une minuscule partie de l’arbre du vivant (l’arbre entier, consultable via le lien donné ci-dessous, représente plus de 2 millions d’espèces, dont 369 espèces de primates). Toutes les formes de vie de la Terre sont apparentées et issues d’un même processus, long de plusieurs milliards d’années. Sommes-nous pleinement conscients de cette unité et de cette continuité du vivant ? Lien vers l’outil de consultation de l’arbre phylogénétique du vivant : https://www.onezoom.org/

Comme l’anthropocentrisme et l’humanisme, je crois que l’individualisme et l’égocentrisme – dont les concepts de zèbre, HPI, HPE et autres flatteries de l’ego sont des marqueurs forts – sont en train de nous éloigner de l’altérité, et ne peuvent que favoriser un Anthropocène destructeur dans lequel la valeur attribuée à chaque être humain légitime toute action, sans aucune considération pour le "non-humain".

Enfin, il faudrait peut-être envisager la possibilité que ce sont les conditions que nous avons créées, bien plus que l’unicité de chacun ou de petites particularités individuelles, qui sont la source d’un profond mal-être chez certains. La société et en particulier l'école sont effectivement des univers hyper-normalisants qui tendent à occulter voire à railler toute "déviance". Mais plutôt que de s’affubler d’étiquettes flattant l’égo et créant des barrières entre "moi" et "eux", l’émancipation d'un système délétère pour l'altérité me semble être une bien meilleure voie de salut.

Références

[1] Observatoire de la psychologie, « Baromètre de la psychologie en ligne 2021 », Psychologue.net, 2021. https://www.psychologue.net/site/own/observatoire-psychologie-en-ligne2021.pdf

[2] C. Portelance, « Les types d’intelligence », Cheminement. https://www.cheminement.com/rubriques/orientation-et-choix-de-vie/les-types-dintelligence/

[3] D. Goleman, Emotional Intelligence: Why It Can Matter More Than IQ. Bantam Books, 1995.

[4] F. De Waal, Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ? Les Liens qui libèrent, 2016.

[5] S. Mancuso, R. Temperini, et A. Viola, L’intelligence des plantes. Albin Michel, 2013.

[6] P. Servigne et G. Chapelle, L’entraide : L’autre loi de la jungle. Les Liens qui Libèrent, 2017.

[7] National Institutes of Health (US) et B. S. C. Study, « Understanding Human Genetic Variation », in NIH Curriculum Supplement Series [Internet], Bethesda (MD): National Institutes of Health (US), 2007. [En ligne]. Disponible sur: https://www.ncbi.nlm.nih.gov/books/NBK20363/

[8] T. Mikkelsen et al., « Initial sequence of the chimpanzee genome and comparison with the human genome », Nature, vol. 437, no 7055, p. 69‑87, 2005.

Conclusion

Les concepts modernes d’hypersensibilité, surdouance, HPI, HPE ou zèbre sont des marqueurs de la tendance moderne à souligner l’unicité et la singularité de chacun, qui s’inscrit elle-même dans un mouvement séculaire vers l’individualisme et l’égocentrisme. Chaque être humain est unique et source suprême d’autorité, et tout doit être mis en œuvre pour satisfaire son épanouissement. Ce n’est plus l’humanité qui est au centre de l’univers (anthropocentrisme), mais chaque être humain.

En occultant de la pensée tout ce qui est "autre" que nous-même, égocentrisme et individualisme contribuent à ce que nous n’accordions aucune importance à notre environnement et favorisent un Anthropocène destructeur. Pour restaurer un lien et une intimité avec la nature, il serait surement bien préférable d’insister sur la continuité et l’unité, des réalités biologiques largement mises en évidences par les liens de filiations et les relations d’interdépendances qui régissent le vivant. Arrêter de nous focaliser sur l’unicité de chaque individu, simple propriété secondaire du vivant, et mettre en avant ce qui nous rassemble est probablement une voie vers la mise en œuvre d’un Anthropocène plus respectueux de l’altérité, humaine comme non-humaine.

Henri Cuny